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appelés à la rescousse, appuyèrent cet effort, et « eurent l’honneur de faire plier des troupes d’élite jusqu’alors invincibles. » Mais ce ne fut que l’affaire d’un instant ; les chevau-légers de la Garde arrêtèrent le désordre, reçurent le choc des Gardes de Guillaume avec une fermeté superbe, donnèrent aux troupes rompues le temps de se rallier. Et voici que de tous côtés, par les brèches élargies, la cavalerie française accourait à toute bride, affluait en torrent, et submergeait la ville enceinte du camp. En face d’elle se rangeaient, adossés à la Geete, les escadrons confédérés ; et, tandis qu’à Nerwinde les bataillons étaient encore aux prises, un violent combat de cavalerie s’en- gageait dans la plaine.


V

Du clocher de l’église, « où il s’était grimpé »[1] depuis le début de l’action, le curé de Nerwinde eut alors sous les yeux un spectacle effrayant et splendide. Dans le quadrilatère, érigé en champ clos, qui s’étendait depuis la Geete jusqu’au niveau des bourgs de Rumsdorp et Nerwinde, une masse énorme de chevaux, — plus de quarante mille au total, — se heurtaient et s’entre-choquaient dans une galopade effrénée. Tantôt, en files serrées, d’épais groupes d’escadrons se jetaient les uns sur les autres, se joignaient un instant dans une mêlée confuse, où brillaient les éclairs des sabres et les lueurs rouges des pistolets, puis reprenaient du champ, revenaient encore à la charge ; tantôt, éparpillée, toute une poussière vivante tourbillonnait au milieu de la plaine, et des duels isolés s’engageaient furieusement, sur cent points à la fois. De cette lutte acharnée, on ne saurait citer tous les traits mémorables, tous les épisodes héroïques, dont le souvenir est conservé dans les récits du temps. C’est M. de Rivarolle, mutilé depuis sa jeunesse et toujours au service, dont un boulet égaré fracasse la jambe de bois ; on le relève et il éclate de rire : « Voilà de grands sots, s’exclame-t-il, et un coup de canon perdu ! Ils ne savent pas que j’en ai deux autres dans ma valise. » C’est Luxembourg, interpellant un cavalier qui met pied à terre et s’éloigne : « Où vas-tu ? lui crie-t-il rudement. — Où je vais ? répond l’homme, ouvrant sa veste et montrant sa poitrine

  1. Saint-Simon, Mémoires, passim.