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d’Italie, et la Grande-Bretagne profitait de nos embarras. On menaça le vice-roi de révocation. Il dut signifier à temps que les travaux préparatoires avaient été seuls autorisés, non l’exécution définitive, subordonnée à la ratification par le Sultan. Les membres du corps consulaire d’Egypte furent invités à donner communication de cette défense à leurs nationaux. Même le consul de France, par un étrange excès de zèle, interdit aux siens de prêter aucun concours à Lesseps. Celui-ci risquait de se voir abandonner à la fois par ses travailleurs fellahs et par ses collaborateurs européens.

Il résolut d’en appeler à Napoléon III et se rendit à Paris. Dans l’intervalle étaient survenus Magenta, Solférino, l’affranchissement de l’Italie, la paix de Zurich ; l’empire français semblait à l’apogée de la gloire : l’Orient comme l’Occident s’inclinait devant son prestige. Lesseps fut reçu à Saint-Cloud, le 23 octobre, et l’empereur lui dit : « Comment se fait-il, monsieur de Lesseps, que tout le monde soit contre votre entreprise ? — Sire, c’est que tout le monde croit que Votre Majesté ne veut pas nous soutenir. — Eh bien ! soyez tranquille : vous pouvez compter sur mon appui et ma protection. » Le trop zélé consul de France fut rappelé d’Egypte. Notre ambassadeur à Constantinople, Thouvenel, reçut l’ordre d’y employer toute son influence en faveur de l’entreprise. L’ambassadeur anglais Bulwer, écrivait Lesseps, « cherche à détruire le soir ce que M. Thouvenel a fait le matin. Malheureusement pour lui, il se lève toujours trop tard, et, avec les Turcs, c’est de bonne heure qu’il faut faire les affaires. » Thouvenel trouva un précieux concours auprès de deux de ses collègues, l’Autrichien et le Russe. Bulwer eut beau tempêter, menacer d’une guerre la Turquie, Abdul-Medjid accorda son approbation. Toutefois ce n’était qu’en principe, et il fallut attendre longtemps encore l’iradé de confirmation.

La mauvaise humeur du gouvernement anglais se donnait carrière dans les discours de Palmerston, répétant en plein parlement que l’entreprise était « une des plus remarquables tentatives de tromperie qui aient été mises en pratique dans les temps modernes. » Le Daily News assimilait le roman de Lesseps « aux plus extravagantes fictions d’Alexandre Dumas ; » le Times assurait qu’« une nuit d’orage engloutirait tout dans le sable. » Un membre de la Chambre des lords, Carnarvon, accusait le gouvernement français de « se laisser compromettre dans le projet