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de sentir, qu’à la lecture, quand rien ne s’interpose entre le poète et nous, pas même le talent d’une comédienne illustre, il a une prise si émouvante sur les âmes.

Si, du lit ensanglanté d’Isabelle, on passe à ce jardin d’automne dont les arbres chargés de fruits, les treilles lourdes de raisin, accablent la maturité amoureuse de la dogaresse Gradeniga, la certitude se fortifie encore que le théâtre est impuissant à traduire en réalité vivante les évocations et les splendeurs de l’imagination lyrique. Supposez que, sans explication et sans titre, le poète qu’est M. d’Annunzio ait placé, dans un de ses recueils de Poésies, avec une vague indication telle que : «Voix d’automne, » cette invocation douloureuse de Gradeniga à la saison où sa beauté, trop épanouie, se reflète, nous fermerions le livre dans cet enivrement particulier qui bouleverse les cœurs, par certains soirs de septembre, quand il semble que vraiment on entende, dans les jardins et dans les bois, une voix qui sanglote entre le ciel et la terre :

… « La vie, la vie ! Comme les fruits embaument ! Comme il est profond et touffu, le parfum des fruits qui se fondent de maturité et de douceur sur la branche courbée qui gémit ! Personne ne les cueille, plus personne n’emplit pour moi les paniers et les carènes ! Les arbres en sont chargés et alourdis, ils gémissent comme s’ils portaient le châtiment d’amours trop heureuses… La terre en est couverte et s’en nourrit, elle se fait blonde et grasse de leur pulpe défaite. Tous, elle les mange de sa grande bouche silencieuse. Ah ! perdus pour moi, perdus pour mon amour, pour mon désir qui ne les cueille pas ! Tous, un à un ils auraient dû passer par mes paumes dans leurs parfums voluptueux. Le désir aurait pu me donner d’innombrables lèvres pour sucer en un jour toutes leurs saveurs. Perdus pour moi ! Perdus ! Ô fruits ! beaux fruits ! que votre parfum et votre douceur soient encore un vêtement sur mes sens, comme lorsque j’étais la dogaresse Gradeniga et que l’ancienne loi convertissait pour moi votre prix en vêtemens d’or. Ah ! quand tous les jardins de l’île se dépouillaient pour que j’apparusse belle et magnifique sur mon trône, il m’aimait, il m’aimait ! De la terrasse, je voyais passer, sur le canal, les grandes barques débordantes de fruits. Les enfans, sur les proues, mordaient avidement les grappes qui paraissaient saigner sous leurs dents fortes ; et moi, en regardant toute cette douce nourriture qui se répandait dans ma ville de