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Perse humide et boisée qui ne ressemble plus du tout à l’autre, dont nous venons de sortir. Et nous nous prenons à la regretter, cette autre Perso, la grande et la vraie, qui s’étendait là-haut, là-haut, mélancolique et recueillie en ses vieux rêves, sous l’inaltérable ciel. Même l’air, cet air d’en bas que nous avions cependant respiré toute notre vie, nous parait d’une lourdeur pénible et malsaine, après cette pureté vivifiante à laquelle nous avions pris goût depuis deux mois.

C’est pourtant joli, les forêts, les forêts de hêtres dans leur fraîcheur de juin ! Autour de nous, maintenant, de tous côtés, elles recouvrent d’un manteau uniforme et somptueux ces cimes nouvelles, — moins élevées de mille mètres que les plaines désertes où nous chevauchions naguère. Une pluie incessante et tranquille, après l’orage, tombe sur ce pays de verdure. Tous les brouillards, tous les nuages issus de la mer Caspienne sont arrêtés par la colossale falaise de l’Iran et se déversent ici même, sur cette zone étroite, qui est devenue ombreuse comme un bocage tropical, tandis que, plus haut, les vastes solitudes demeurent rayonnantes et desséchées.

Nous arrivons le soir dans un village enfoui parmi les ormeaux et les grenadiers en fleurs ; l’air y est pesant, les figures y sont émaciées et pâles. Il pleut toujours ; dans le gîte d’argile, que l’on consent de mauvaise grâce à nous louer très cher, le sol est détrempé et l’eau tombe à peu près comme dehors. On nous apprend du reste qu’à un quart de lieue plus loin, le pont de la route a été enlevé cette nuit par le torrent ; nos voitures ne passeront pas ; — et il faut louer pour demain matin des mulets à un prix fantastique. Une caravane, qui a traversé à gué, nous arrive dans un état invraisemblable ; les chameaux, enduits jusqu’aux yeux de boue gluante, sont devenus des monstres informes et squameux ; quant aux mules qui les accompagnaient, elles se sont, paraît-il, noyées dans la vase. Et des paysans rapportent des poissons extraordinaires, — carpes fabuleuses, truites phénoménales, — que l’eau débordée a laissés sur les berges.

Une heure après, bataille, effusion de sang, entre mes domestiques et mes cochers qui ont bu de l’eau-de-vie russe. Personne pour nous préparer le repas du soir. Les gens du village, rien à en tirer. Mon pauvre serviteur français est étendu avec la fièvre ; je reste seul pour le soigner et le servir.