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à la cordelle par d’invisibles gens qui cheminent à terre, cachés derrière les hautes herbes ; on s’en va tranquillement sous un tendelet, frôlant les verdures de la rive, croisant quantité d’autres barques pareilles et halées de même, pleines de monde et de bagages, pour lesquelles il faut se garer dans ce couloir de roseaux.

Un lac s’ouvre enfin devant vous, très vaste, très bleu, entre des îlots d’herbages et de nénuphars, au milieu d’un peuple innombrable de hérons et de cormorans. — Et on croirait un paysage japonais.

On aborde à cette rive nouvelle, dans les roseaux encore, parmi les cormorans et les hérons qui s’envolent en nuages. Il y a là, entre le lac et la mer, dans les beaux arbres presque trop frais, dans les bosquets d’orangers, une petite ville, d’apparence un peu turque, de loin riante et jolie, qui baigne des deux côtés dans l’eau ; à l’entrée, un beau kiosque de faïence rose et bleue, avec des retombées de stalactites de cristal, — un dernier indice de la Perse, qui s’appelle la maison du « Soleil resplendissant, » — et qui sert à Sa Majesté le Chah, lors de ses voyages en Europe.

La petite ville, c’est Enzéli ; de près, un horrible amas de boutiques modernes, à l’usage des voyageurs, un repaire de fripons et de pouilleux, ni persans, ni russes, ni arméniens, ni juifs, gens de nationalité vague, exploiteurs de frontière. Mais les jardins, à l’entour d’Enzéli, sont pleins de roses, de lis, d’œillets qui embaument, et les orangers poussent en confiance tout au bord de cette mer sans marée, au milieu des sables fins de la petite grève tranquille.

Dans cet Enzéli, il faut se résigner à attendre un paquebot russe, qui passera demain, à une heure incertaine, et vous emmènera à Bakou. De Bakou, on n’aura plus qu’à traverser la Circassie par Tiflis, jusqu’à Batoum, où les paquebots de la Mer Noire vous porteront à Odessa ou à Constantinople, à l’entrée des grandes lignes européennes, — autant dire qu’ici on est au terme du voyage...

Et le soir, sous les orangers de la plage, au bruissement discret de cette mer si enclose, je regarde ; là-bas en arrière de ma route, la Perse qui apparaît encore, la haute et la vraie, celle des altitudes et des déserts ; au-dessus des forêts et des nuages déjà assombris, elle demeure toute rose ; elle continue pour un