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que je donnais les plus grandes espérances aux sincères qui voulaient me convertir et qui me croyaient déjà à eux. Ma curiosité, mon désir de tout voir, de tout regarder de près, mon extrême plaisir à trouver le vrai relatif de chaque chose et de chaque organisation, m’entraînaient à cette série d’expériences qui n’ont été pour moi qu’un long cours de physiologie morale. » Ce sont là des indications précieuses, dont encore ne peut-on se servir qu’en les contrôlant avec soin. Outre certaines erreurs de détail, elles contiennent une sorte d’inexactitude générale. C’est ce qui arrive à tous ceux qui écrivent leurs souvenirs. A distance, et de la meilleure foi du monde, ils sont devenus incapables de se représenter les dispositions morales qui jadis ont été effectivement les leurs. Ils ne se reconnaissent plus dans leurs portraits d’antan, parce qu’ils ont cessé d’y ressembler. Ils projettent dans le passé leurs sentimens actuels. Parce qu’il est actuellement en dehors de toutes les écoles, Sainte-Beuve ne peut plus imaginer qu’il ait jamais adhéré à aucune. Comment admettre qu’il ait été vis-à-vis de Hugo ou de Lamennais dans la posture de disciple ? Tout juste convient-il qu’il s’est prêté à eux et leur a rendu de bons offices littéraires. Comment croire qu’il ait été dupe de quoi que ce soit et par exemple du saint-simonisme ? « Si l’on veut dire que j’ai assisté aux prédications de la rue Taitbout en habit bleu de ciel et sur l’estrade, c’est une bêtise. Je suis allé là comme on va partout quand on est jeune, à tout spectacle qui intéresse, et voilà tout. Je suis comme celui qui disait : J’ai pu m’approcher du lard, mais je ne me suis pas pris à la ratière. » Il ne veut avoir été que spectateur et témoin. C’est de propos délibéré qu’il a entrepris ces voyages d’exploration. Ç’a été pour lui un instrument de recherche, une méthode. Et voilà justement ce qui est inexact, qui ne s’accorde pas avec la nature de Sainte-Beuve, telle que nous la connaissons par ses propres confidences, et qui irait à dénaturer le rôle qui a été le sien pendant ces longues années de préparation. L’étude de M. Michaut remet les choses au point ; c’en est l’utilité et la portée que d’avoir montré combien Sainte-Beuve a été sincère dans chacune de ses évolutions, avec quelle sympathie il a adhéré aux doctrines, avec quelle chaleur d’enthousiasme, il s’est mis au service des personnes.

Sainte-Beuve a parlé maintes fois de ces « natures secondes » qui ont besoin de suivre et de s’attacher. « Comme elles restent à la merci des âmes plus fortes et volontiers tyranniques qui les possèdent, qui les exploitent et en font leur proie ! Et quelles douleurs et quelles aigreurs ces mécomptes de l’admiration apportent tôt ou tard dans la