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d’un système et d’un dogme, il a sur l’art et sur la vie des idées qui forment un tout harmonieux et une doctrine. C’est du jour où il est en possession de cette doctrine qu’il est devenu capable de faire vraiment son œuvre. On se laisse volontiers tromper aux allures sinueuses de la critique de Sainte-Beuve dans les Lundis, et on prend pour l’effet de la mobilité de son humeur ce qui n’est qu’un procédé pour varier les points de vue et égaler la complexité de la nature. Ou encore on feint de croire qu’il ait prolongé jusqu’à la fin de sa carrière les hésitations et les incertitudes qui ont rempli la première partie de sa vie d’écrivain. Par suite, on fait de la versatilité un droit ou un devoir pour le critique. On veut qu’il soit libre de suivre son propre caprice et de subir l’influence de son milieu. Mais au contraire ce que prouve l’exemple de Sainte-Beuve, c’est que le critique ne devient tout à fait égal à sa fonction qu’autant qu’il a su se dégager de toutes ces causes de variations.

Une autre conclusion n’est pas moins frappante : c’est que la cri- tique de Sainte-Beuve a commencé d’avoir toute sa valeur le jour où elle a cessé d’être personnelle. Entendez par là d’abord que Sainte-Beuve ne s’est plus réduit, dans la plupart des cas, à subordonner l’appréciation des œuvres à ses préférences particulières ; ensuite qu’il n’y cherche pas un moyen pour se raconter lui-même, nous faire confidence de ses goûts ou de ses émotions ; enfin et surtout, que la critique n’est plus pour lui une dépendance de ses projets de vers ou de romans. On sait assez que le rêve longtemps caressé par Sainte-Beuve a été de rivaliser avec les plus grands « créateurs » de son temps et d’être, lui aussi, un écrivain d’imagination. Il fallut le demi-échec de Volupté et l’échec complet des Pensées d’août pour le contraindre à chercher ailleurs le succès, et adopter la critique comme un pis aller. C’est à lui-même qu’il songe lorsqu’il écrit : « Chez la plupart de ceux qui se livrent à la critique et qui même s’y font un nom, il y a, ou du moins il y a eu une arrière-pensée première, un dessein d’un autre ordre et d’une autre portée. La critique est pour eux un prélude ou une fin, une manière d’essai ou un pis aller. Jeune, on rêve la gloire littéraire sous une forme plus brillante, plus idéale, plus poétique : on tente l’œuvre lyrique ou la scène, on se propose, tout bas ce qui donne le triomphe au Capitole et le vrai laurier. Ou bien c’est le roman qui nous séduit et nous appelle : on veut se loger dans les plus tendres cœurs et être lu des plus beaux yeux. Mais viennent les mécomptes, les embarras de la carrière, les défaillances du talent, les refus sourds et obstinés. On se lasse, et, si l’on aime véritablement les lettres, si