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en compagnie de son protégé Brandt, le chambellan qui s’amusait à rouer de coups le roi Christian VII.

Quant à Mathilde, elle fut sauvée par l’excès même de la haine de ses ennemis. Ceux-ci, avant de procéder contre elle à d’autres mesures, avaient commis l’imprudence de faire proclamer son divorce : ce qui fournit à l’ambassadeur anglais Keith l’occasion d’exiger, sous la menace d’un bombardement de Copenhague, que, étant redevenue une princesse anglaise, elle fût remise au pouvoir du roi Georges III. Elle reçut l’ordre d’aller vivre au château de Celle, en Hanovre, le lieu où était née jadis son aïeule, — sa sœur d’infortune, — l’ardente et charmante Sophie-Dorothée. C’est à Celle qu’elle est morte, trois ans après, d’une fièvre prise au chevet d’un enfant qu’elle avait recueilli et soignait par charité. elle est morte au moment même où des amis inconnus, Anglais et Danois, avaient formé le projet de lui rendre le trône : projet qui n’était pas sans avoir maintes chances de réussir, car le pauvre Christian VII continuait à regretter, et à appeler de tout son cœur la compagne dont on l’avait séparé, il ne savait pourquoi. Du moins, dans ses intervalles de lucidité, a-t-il affirmé jusqu’au bout que Caroline-Mathilde était innocente ; c’est ce qu’affirmaient aussi, sans cesse en plus grand nombre, à la cour de Copenhague, à la ville, et dans tout le royaume, ceux qui se rappelaient la grâce, la douceur, la longue souffrance de la jeune reine. Elle-même, pourtant, a signé l’aveu de sa faute ; et il ne paraît pas qu’elle l’ait jamais sérieusement retracté. Mais je ne crois pas que personne, en présence d’une destinée telle que fut la sienne, puisse s’empêcher d’éprouver le sentiment, tout chrétien, exprimé jadis dans ce beau vers de l’un des poètes qu’elle aimait le plus :


Et c’est être innocent que d’être malheureux.


T. DE WYZEWA.