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fixer les meilleurs aspects et à montrer ce qu’il y eut de bienfaisant dans son influence pour la formation de certains types d’humanité. M. France ne suit pas ce courant. Observateur du milieu provincial, il l’aperçoit à travers ses préjugés de Parisien. Il fait des portraits, mais ce sont des portraits satiriques. Au surplus, sa raillerie étant universelle, on ne peut lui reprocher de faire tort aux uns ou d’avantager les autres dans cette libérale distribution de ridicule. Il y en a pour tous et pour chacun. L’évêque, peu évangélique, joue à de vénérables ecclésiastiques des tours bien incompatibles avec la gravité du caractère pastoral ; le général, vieux monarchiste, admis en présence de M. Carnot, est tout ébloui par le prestige qui émane du chef de l’État ; le préfet, grossier d’esprit, commun de manières, ne réussit que par un mélange de souplesse et de ruse ; le hobereau est sot et fat à souhait ; l’archiviste, qui a épousé sa bonne, se venge de la société qui le méprise, en tirant des archives confiées à sa garde un tas de petits papiers désobligeans pour les meilleures familles de la ville. Quant au professeur, c’est le seul pour lequel M. France éprouve quelque sympathie, et c’est celui aussi contre qui il s’acharne, qu’il accable de toutes les disgrâces, de toutes les misères, de tout ce qui rend un homme à la fois pitoyable et risible. D’ailleurs entre ces représentans de l’administration, de l’armée, du clergé, de la magistrature, de l’Université, règne la plus cordiale antipathie : ils n’ont pas une idée, pas un désir, pas un projet à mettre en commun ; par bonheur, leurs idées ne sont pas très nettes, ils ne savent pas clairement ce qu’ils veulent, et ils le veulent mollement ; ainsi, à la faveur de l’universel effacement et de la commune indifférence, oh évite les heurts. Même oh s’arrange. On échange des services. « Noémi peut bien faire un évêque, » déclare M. Worms-Clavelin, le préfet Israélite et franc-maçon. Et ce bariolage, cette incohérence, cette confusion des pouvoirs donnent justement la note d’aujourd’hui.

À l’attrait de l’observation satirique s’en joint ici un autre, qui du reste est commun à presque tous les livres de M. France, celui des conversations ingénieuses, variées, subtiles et nuancées. Peut-être est-ce là le trait le plus caractéristique du talent de M. Anatole France. D’autres ont su mieux peindre, mieux décrire une scène, mieux analyser une passion ; nul n’a su mieux causer sur le papier ; il possède en propre le don de la conversation écrite. Qu’on se souvienne, par exemple, des conversations qui se tiennent entre les beaux esprits de l’endroit, chez Paillot le libraire, dans le coin des vieux livres : on dirait que, de ces vieux livres, les idées sortent pressées et pourtant