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magistrat actif et intègre, aussi ponctuel dans le gouvernement de sa famille que dans l’accomplissement de ses fonctions publiques ; de plus, ami des arts et des lettres, dont il donna de bonne heure le goût à ses quatre fils. Les artistes de passage, ou qui travaillaient pour le compte de la municipalité, surtout pour la décoration des églises, étaient ses hôtes. Il avait sa maison dans la ville haute, dans la partie supérieure de la Fischstrasse, une des rues qui descendent vers la Trave. Dans le bas de la même rue, non loin du port, se trouvait le presbytère de l’Eglise réformée, la demeure du pasteur Jean Geibel, père du poète Emmanuel Geibel. Celui-ci, né en 1815, avait un an de moins qu’Ernest Curtius. Les deux jeunes gens se rencontraient à l’école, à la salle de gymnastique, à la promenade. « C’est dans nos dernières années d’école, raconte Ernest Curtius, que nous devînmes amis intimes. Geibel se fit admettre dans une société dont je faisais partie, où l’on s’exerçait à discourir et où l’on disputait bravement. C’était une bonne tradition dans notre gymnase de Lubeck de ne pas viser à une universalité de connaissances qui étouffe de jeunes esprits. On ménageait, on suscitait la personnalité, et nous avions beaucoup de loisir. L’amour de la poésie était un lien entre Geibel et moi. La manière intelligente dont notre professeur Ackermann nous faisait lire les élégiaques latins et nous incitait à versifier nous-mêmes dans leur langue eut une influence décisive sur notre goût. Nous comprenions mieux ensuite Gœthe et Uhland. Je me rappelle encore avec une véritable joie les soirées où nous sortions ensemble des rues étroites bordées de hauts pignons, pour gagner les épais ombrages des remparts. Nous avions derrière nous les clochers des vieilles églises ; devant nous, le regard s’étendait sur les prés et les forêts, et nous nous redisions les vers que nous venions de lire[1]. »

Les deux pères, le syndic Curtius et le pasteur Geibel, avaient traversé ensemble des temps difficiles, et la communauté du danger avait cimenté leur amitié. En 1806, la ville libre voulut rester neutre dans la lutte entre Napoléon et la Prusse. Mais Blucher, ramenant dans le Nord un débris de l’armée prussienne échappé du désastre d’Iéna, entra dans Lubeck. Il ne put s’y établir, car, dès le lendemain, la ville fut prise d’assaut

  1. Erinnerungen an Emanuel Geibel : Alterthum und Gegenwart, 3e volume.