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et qu’il anime. L’ancienne philologie se traînait, inerte et vide, d’une génération de savans à l’autre ; c’était une masse incohérente et encombrante de détails. Mais il ne s’agit plus simplement, aujourd’hui, de transmettre à l’avenir le capital que nous a légué le passé, en l’augmentant de quelques acquisitions nouvelles. La science actuelle a transformé cet agrégat de notices en un tout homogène et vivant ; elle est remontée aux sources ; elle les a interrogées autrement : et, parmi ceux qui lui ont montré la voie, Muller est au premier rang. »

Lorsqu’on parle d’un homme en ces termes, c’est qu’on a reconnu un maître. A Berlin, où Curtius passa la dernière année de son stage universitaire, il connut encore des spécialistes de premier ordre, mais il ne ressentit plus une influence aussi profonde. Sur la liste qu’il dressa pour son père, on remarque les noms du germaniste Lachmann, du philosophe Erdmann, de l’helléniste Bœckh.

En somme, tous ses efforts, pendant ces années d’études où sa vocation se dessine, sont dirigés vers la science philologique, telle que les meilleurs interprètes de l’antiquité la comprenaient dès la fin du XVIIIe siècle, cette science que Wolf définissait déjà comme « l’ensemble de toutes les connaissances qui peuvent nous mettre en rapport avec les anciens. » Ernest Curtius dira bientôt, dans un de ces discours scolaires où il excellait, un discours où il traite de la Philologie comme médiatrice des sciences : « La philologie ne souffre dans son domaine aucune des barrières qui séparent la littérature de la politique, la religion de la jurisprudence. Chaque pas qu’elle fait dans les rues de Rome ou d’Athènes lui rappelle les relations les plus diverses de la vie humaine. Elle ne peut passer devant un autel sans méditer sur l’histoire de la conscience religieuse ; elle ne peut assister aux délibérations d’une assemblée populaire, aux décisions d’un conseil juridique, sans vouloir connaître aussi les dispositions du droit moderne. Il faut qu’à force d’observation et d’expérience, elle produise devant nos yeux l’image d’un certain état de société. L’histoire de l’antiquité ne doit pas nous apparaître comme un défilé d’ombres chinoises, mais comme un drame dont les personnages sont des hommes en chair et en os. Aussi rien n’est-il plus funeste aux études philologiques que l’air renfermé du cabinet de travail où se cloître le spécialiste, et rien ne leur est plus salutaire que la vue étendue des choses humaines