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Que se passe-t-il, au contraire, au Japon ? Tous les voyageurs qui l’ont visité depuis qu’il jouit des « bienfaits » de la civilisation et qu’il s’est donné une organisation « scientifique, » sont d’accord pour constater que nulle part le régime du patronat n’est plus dur, le travail plus exténuant et moins rémunéré, les femmes et les enfans plus odieusement exploités. Le régime du salariat y est devenu, dans toute la force du terme, un esclavage. Invoquons sur ce point le témoignage d’un écrivain qui est loin d’être hostile au « socialisme, » M. G. Weulersse ; il a étudié de près la vie industrielle et il se réfère, en outre, au curieux ouvrage de M. Saïto. « Peu de choses, au Japon, écrit M. Weulersse, frappent l’étranger aussi vivement que l’effroyable gaspillage du travail humain. La première décortiquerie de paddy est pour lui un spectacle : cet homme au corps nu perlé de sueur, qui, des heures durant, s’épuise à peser sur le grossier levier pour soulever le lourd pilon ; cette négligence parfaite de tout ce qui pourrait épargner l’effort, c’est une révélation déjà de l’avilissement où est tombée la main-d’œuvre. Et, pour l’avoir une fois entendue, jamais il n’oubliera la triste chanson des tourneurs de moulin, qui font toute la journée le tour de leur manège étroit, comme les esclaves antiques ! Dans un séjour de dix jours à Kioto, je n’ai rencontré que quatre chevaux. Quelques bœufs suffisent aux très gros charrois ; pour les transports un peu moins lourds ou un peu plus pressés, on attelle des hommes, — le nombre qu’il faut. Le tireur de kourouma est un privilégié, lui qui ne traîne jamais qu’une ou deux personnes[1] ! »

Les salaires, bien qu’ils aient augmenté dans ces dernières années, sont restés très bas ; parmi les mécaniciens, très rares sont ceux qui gagnent un yen à 1 yen 70 sèn par jour[2] ; leur salaire moyen est de 1 fr. 50 à 3 francs. Et ce sont les ouvriers les mieux payés ! Les employeurs préfèrent d’ailleurs les femmes et les enfans, plus économiques. Des racoleurs parcourent les provinces, embauchant hommes, femmes et enfans ; « les paysans pauvres ne font guère difficulté de livrer leurs filles aux agens recruteurs des grandes manufactures, et ceux-ci d’ailleurs recourent, pour décider les enfans et les pères, à d’odieuses tromperies ; » ou bien encore ils les « enlèvent subrepticement. » Arrivés à l’usine, ces

  1. G. Weulersse, le Japon d’aujourd’hui. (Armand Colin, 1904, in-16), p. 152. — Cf. Saïto Kashiro, la Protection ouvrière au Japon, Paris, Larose, 1900.
  2. Le yen vaut 2 fr. S5 et le sèn 0 fr. 0255.