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de tous ces bardes écossais qui savaient les secrets des nuages, des tombeaux, des brouillards et des dieux. La Bible, si goûtée des romantiques, ne fut pas non plus étrangère à cet esprit. On s’habitua à rapprocher le poète du prophète. L’inspiration prophétique ressemblait si bien à l’enthousiasme lyrique, que le poète passa, lui aussi, pour le confident et l’interprète de Dieu. » Le fait est que Lamartine se considère non comme un écrivain de métier, mais comme un chantre inspiré. Victor Hugo sera le « songeur, » en communication directe avec Dieu : le poète aura, d’après lui, la mission de conduire les hommes et de faire, sur les grands chemins de l’humanité, « fonctions de flambeau. » Lorsqu’ils interviendront dans les affaires publiques, l’un et l’autre se croiront naturellement désignés pour ce rôle de pasteur des peuples qui fut jadis celui de l’aède antique. Et d’autres, qui ne sont ni Lamartine ni Victor Hugo, auront, à défaut de leur génie, la suffisance qui en tient lieu. Une idée se répandra, qu’on retrouve sous des formes différentes pendant tout le XIXe siècle chez quiconque a tenu une plume, et chez le dernier des feuilletonistes comme chez les maréchaux de la littérature : c’est que le seul métier d’écrire confère une noblesse et que l’homme de lettres est un être d’exception et d’élite.

Désormais l’opposition est nettement établie entre le poète et la foule, la distinction est faite entre l’artiste et le bourgeois. À vrai dire, la catégorie des bourgeois comprend tous ceux qui, fussent-ils peuple ou fussent-ils gentilshommes, ne font pas de vers ou de drames romantiques. Il faudra à toute force accuser la différence et la rendre sensible aux yeux, fût-ce par les excentricités du costume ; de là toute la mascarade des accoutremens vers 1830 et le goût prolongé pour le genre bohème. Il est clair d’ailleurs que les mêmes règles ne pourront valoir pour ce monstre qu’est l’homme de génie et pour le troupeau des hommes sans gloire. Le poète étouffe dans le réseau de conventions qu’on révère sous le nom de l’institution sociale. Il est en lutte contre la société. Et, une influence nouvelle, celle de Byron, s’étant substituée à celle de Goethe, c’est sur le modèle du héros byronien, révolté et sarcastique, qu’il composera ses types d’humanité : bandit, jeune premier fatal et bâtard sublime. Le romantisme est par essence anti-social. D’ailleurs, de toutes les conventions en vigueur dans la société, les plus gênantes sont à coup sûr celles de la morale. Et, de Rousseau à Nietzsche, ç’a toujours été la prétention du « surhomme » de se débarrasser des obligations qui sont bonnes pour le peuple. C’est en s’élevant au-dessus de la morale qu’il se