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L’entretien durait ainsi depuis plus d’une heure et demie sur un ton de gaîté, d’épanouissement, de confiance, allant sans cesse croissant. D’une voix pleine et douce, et, « avec la tranquille grandeur des choses naturelles, » il me dit : « Je ne veux que le bien. Si je ne me croyais pas utile à ce pays, je m’en irais sans hésiter. » Jusque-là, pas un mot n’avait été prononcé sur moi. « Et vous ? me dit-il tout à coup. On me dit que vous ne croyez pas pouvoir entrer aux affaires. — C’est vrai, Sire, et je vous prie de ne pas me le demander. Laissez-moi prouver qu’il est des hommes de conviction pour lesquels la modération n’est pas le moyen de parvenir ; mon concours sera d’autant plus efficace qu’il sera plus indépendant. — Vos raisons sont trop bonnes, répondit l’Empereur, pour que j’y oppose une seule objection ; mais il est bien entendu que ce n’est que d’une manière momentanée que je vous rends votre liberté. — Je vous remercie, Sire. Vous me trouverez à votre disposition quand vous le jugerez indispensable, mais, tant que vous avez à votre service l’immense talent de Rouher, vous n’avez besoin de personne. — Oui, il a un grand talent, et, ajouta-t-il en souriant, il trouve les expédiens avec facilité. J’ai l’intention de le placer aux Finances. Ne pourriez-vous pas m’indiquer des noms nouveaux ? Je ne puis reprendre des personnes que j’ai déjà mises aux divers ministères. Mon cousin, qui a beaucoup d’esprit, surtout quand il s’agit de critiquer, me disait : « Vos ministres sont des Maître Jacques ; vous les habillez tantôt en cochers, tantôt en cuisiniers. » Cette disette d’hommes est affligeante ! On dit que cela tient à la forme de mon gouvernement, mais il en est de même en Angleterre : excepté M. Gladstone, on en est réduit à aller sans cesse de lord John Russell à lord Derby.

— Votre Majesté a-t-elle pressenti M. Rouher ? — Non, quelques mots en l’air, je ne me suis confié qu’à l’Impératrice et à Walewski. L’Impératrice est de mon avis sur le fond, mais elle ne croit pas le moment opportun. Voudriez-vous aller en causer avec elle demain à cinq heures ? — Très volontiers. » Il me quitta, se rendit chez l’Impératrice, et, en revenant, me dit qu’elle me recevrait avec plaisir le lendemain. « Seulement, nous sommes dans une maison de verre et, comme il est essentiel qu’on ne se doute de rien, ne revenez pas ici ; allez chez Pietri, il vous conduira aux appartemens de l’Impératrice. » Il me demanda encore si je consentirais à conférer dans son cabinet avec