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UN PEINTRE AU JAPON.

fondre en une masse informe. L’idée dont le symbole est mort ressuscitera dans d’autres créations après un siècle peut-être, modifiée sans doute, mais encore reconnaissable, conservant un air de famille avec le passé.

Chaque artiste est un ouvrier spirituel. Ce n’est pas par des années de tâtonnemens et de sacrifices qu’il atteint à sa plus haute expression ; le passé est en lui, son art est un héritage, ses doigts sont guidés par les morts dans la délinéation d’un oiseau qui s’envole, quand il retrace les vapeurs d’un sommet, les couleurs du matin, la structure des branches, l’épanouissement printanier des fleurs. Des générations de savans travailleurs lui ont transmis leurs secrets et revivent dans la magie de son dessin. Ce qui était effort conscient au début est devenu inconscient dans la suite des siècles, presque automatique ou plutôt instinctif. Voilà pourquoi une image coloriée par Hokusaï ou Hiroshige, vendue moins d’un sou à l’origine, peut renfermer en réalité plus d’art que beaucoup de peintures occidentales estimées au prix que coûterait une rue tout entière au Japon. Et Lafcadio est, la plume à la main, un digne émule de Hiroshigo et de Hokusaï : regardez plutôt avec lui ce paysage :

La mer et le ciel se mêlent dans le même bleu clair délicieux. Au-dessous de moi se soulève une houle bleuâtre, celle des toits pressés qui atteignent le bord de la mer, immobile à droite, et le pied des vertes collines boisées qui flanquent la ville de deux côtés. Une haute rangée de montagnes dentelées, silhouettes d’indigo, domine ce demi-cercle verdoyant. Et à une hauteur énorme au-dessus de la ligne qu’elles tracent, plane une apparition de beauté, un cône solitaire et neigeux si vaporeusement exquis, d’une si spirituelle blancheur que, n’était sa silhouette familière de temps immémorial, on croirait à un nuage. La base en reste invisible, étant de la même teinte que le ciel ; seulement, au-dessus des neiges éternelles, le cône rêveur apparaît, comme suspendu, fantôme d’un pic entre la lumineuse terre et le ciel lumineux, la montagne sacrée, l’incomparable Fujiyama.

Voici maintenant un autre genre de kakémono qui nous pénètre de l’« orageuse dignité », de la « force d’ouragan » incarnées dans deux antiques idoles :


Au coin d’une rue étroite, le petit temple, à peine plus grand que la plus petite des boutiques… et, de chaque côté de la porte, deux figures monstrueuses, nues, d’un rouge de sang, démoniaques, aux muscles effrayans, avec des pieds de bois, des mains qui brandissent une foudre dorée, des yeux de délirante fureur. Ce sont, gardiens de choses saintes, les Ni-O, les