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Les meneurs du mouvement virent fort bien que dans la flambée de haines, de rancunes, d’envie qu’allumait la terrible « affaire, » il n’y avait qu’à nous traiter d’aristocrates pour nous faire brûler… en effigie. Il est vrai qu’il y a cent dix ans, on allait plus loin et que le mot, hurlé au bon moment, suffisait à faire pendre un capitaine de vaisseau à la lanterne la plus proche. Nous n’y sommes pas encore, mais, en attendant mieux, on signale à la défiance de la nation un corps d’officiers qui grandissait en valeur technique et militaire, qui commençait à inquiéter nos rivaux.

Nos rivaux !… Ah ! voilà… Comment se fait-il que chaque fois que la marine française reprend vie et puissance, chaque fois qu’elle se sent, malgré tout, capable de lutter contre l’éternel ennemi en opposant au nombre la valeur individuelle, la science, l’invention, chaque fois, il arrive quelque chose qui brise son essor, qui lui casse les ailes et la jette, à demi vaincue déjà, aux pieds de l’adversaire ?…

Après Colbert et Séignelay, c’est Pontchartrain, la ruine de nos finances et le désarmement de nos escadres ; (après la demi-renaissance de la guerre de la succession d’Autriche, c’est Berryer et sa haine systématique de l’officier de marine ; après la glorieuse guerre d’Amérique, après les Choiseul, les Castries, les Sartines, c’est la révolution et la ruine totale de l’établissement maritime ; après l’Empire, où, à la fin, nos flottes se reconstituaient, c’est la Restauration et l’abandon de la marine, au point que Portai est obligé de poser aux Chambres le dilemme que l’on sait ; après le second Empire et le bel essor de nos escadres cuirassées, c’est « la guerre » et les réductions auxquelles consentent d’imprudens ministres ; et maintenant, après la période de brillans faits d’armes de 1884 à 1900, la désorganisation va-t-elle donc recommencer ?

La marine française, c’est la toile de Pénélope, mais d’une Pénélope inconsciente, qui ne sait pas pourquoi elle défait son ouvrage, ni même qu’elle le défait.


27 septembre. — La ville est en l’air… le ministre arrive ; il revient de Tunisie ; il passera deux ou trois jours à Toulon, avec son chef de cabinet, deux aides de camp, des hommes politiques et des amis personnels. C’est un gros événement : « Que va-t-il-faire ? Que va-t-il dire ? Que pense-t-il de la marine, maintenant qu’il l’a vue de près et de ses yeux ? »