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« J’ai des projets d’étude, car j’ai toujours eu si peu de temps pour étudier ; je veux savoir l’espagnol, me remettre au grec[1]. De tout cela, il ne se fera peut-être rien, car le vent change vite sur ma tête, et peu m’importe qu’il change, puisque je suis au port (me dit-on), et moi, je me dis : puisqu’il n’est plus de port pour moi.

« Le canton de Vaud l’eût été : pourquoi s’est-il trouvé si loin de mes racines, ce lieu de douceur où l’arbre sentait sa cime si heureusement exposée et où il eût pu refleurir par de meilleurs rameaux ? Ma mère, tout bas ennemie (en mère jalouse) de tout ce que j’aime ; l’absence de fortune et de moyens de vivre là-bas sans travail, sans emploi, c’est-à-dire sans ce qui gâtait le séjour ; les astres, enfin, qui ne permettent pas qu’on vive deux vies et qu’on ait sous le soleil deux jeunesses, tout cela s’est opposé à des vœux qui étaient bien vrais, et qui, à un moment, me semblaient comme à vous si possibles. Maintenant, qu’est-ce ? Un court mois de vacances dans tout un an ; et les liens d’ici, les plantes parasites et grimpantes qui vont avoir le temps de m’enlacer, de me clouer. Car me voilà immobile et exposé comme une souche. Il s’y viendra tout loger, hors le nid d’abeilles.

« Adieu, cher ami, que nos cœurs du moins s’entendent ; des nouvelles de Mme Olivier, s’il vous plaît, et toute sorte d’amitiés à tous. »


Mercredi, 21 octobre 1840.

« Je reçois votre lettre, chère Madame, avec le sentiment, en effet, de ma très grande faute. J’ai été profondément découragé, maussade, et, je vous le dis tout bas, méchant : méchant à moi-même, et par conséquent muet aux amis, et aux meilleurs. Cette méchanceté en ce qui me concerne n’est pas encore passée, et il m’en restera, je le crains, un grand fonds pour longtemps encore. Mais je dissimulerai.

« Dites-moi de bonnes choses, j’en ai peu à vous dire d’ici. La politique va tristement. Thiers a été un peu jusqu’ici au-dessous

  1. Il s’y remit si sérieusement, que, quelques années après, lors des représentations d’Antigone traduite par MM. Paul Meurice et Auguste Vacquerie, il s’amusa à relever dans une de ses chroniques de la Revue suisse les erreurs commises par les traducteurs. Et, pour se pénétrer à fond des beautés de la langue d’Homère et de Théocrite, ses deux poètes favoris, il prit pour professeur un Grec d’origine, nommé Pantasidès. Je dois ajouter, car c’est la vérité, que M. Adert, avec son Théocrite, ne fut pas étranger au beau feu dont se prit Sainte-Beuve pour le grec.