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Légende, mystère, ou « miracle, » on peut nommer de ces trois noms l’histoire populaire et pieuse, à demi foraine et monastique à demi, du bateleur et musicien errant que la dévotion et la famine conduisirent ensemble au couvent. L’originalité et l’agrément du livret, — pour une fois nous dirons volontiers du poème, — tient à cette double vocation, à ce mélange dénature et de surnaturel, au partage du sujet et du héros, ou mieux du pauvre hère, entre la chair et l’esprit, entre la faim et la foi, entre le mysticisme le plus fervent et la plus humble humanité.

Voilà l’aimable et fine antithèse que la musique a su rendre avec mesure, avec goût. Elle en a fondu l’un et l’autre élémens dans une harmonie presque tout à fait exquise. On n’y trouverait guère à reprendre qu’une seule note : la dernière, un peu trop appuyée et qui se prolonge un peu trop. Mais cette erreur unique et finale est du poète, on le verra tout à l’heure, avant d’être du musicien.

Devant le monastère de Cluny, un beau matin de mai, Jean, le jovial et pieux jongleur, essaie d’attirer la foule par des tours innocens et d’honnêtes chansons. Il y réussit d’abord assez mal. On le berne, on le siffle, et le peuple, en veine de raillerie plus que de dévotion, réclame, pour être mis en joie, l’ « Alléluia du vin. » A regret, et la faim, la faim seule et non le diable le poussant, le pauvret obéit ; après avoir fait des excuses à Notre-Dame, qu’il vénère et chérit en son cœur, il entonne le bachique refrain.

A peine l’a-t-il terminé, que voici paraître, indigné, l’anathème à la bouche, le prieur du couvent. A Jean confus et contrit, il ne laisse qu’un espoir, il n’offre ou plutôt il n’impose qu’un refuge, le cloître. La pénitence, au surplus, y sera douce : on y mange, on y boit aussi bien qu’on y prie et les jours de jeûne y ont de savoureux lendemains. Voyez : le frère cuisinier, Boniface, revient justement du marché, trônant sur son âne, parmi les victuailles et les flacons. Jean se décide à cette vue, et, l’appétit ayant achevé en lui l’œuvre du repentir, il pénètre en la retraite deux fois réparatrice, où le salut de son âme et celui de son corps lui sont également promis.

Le voilà donc novice, et fervent, et dévot à Marie autant que pas un de ses frères. Une seule chose l’inquiète et le chagrine. Peintres, sculpteurs, musiciens, tous ses compagnons servent par leurs talens et leurs travaux cette Vierge, que l’un d’eux a peinte, radieuse et comme vivante, pour la chapelle du couvent. Mais lui, le pauvre Jean, qui ne sait même pas sa prière en latin, lui seul ne peut présenter à Notre-Dame que l’offrande, à son gré trop modeste, de son âme