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Ainsi, même chez ses alliés, le comte Lamsdorf ne trouvait pas un concours sans réserves. Mais c’est de Berlin et de Londres que vint surtout l’opposition décisive, qui rendit manifeste le manque d’entente entre les puissances coopérantes et qui montra, derrière l’hypocrisie des formules humanitaires et des grands mots de « civilisation » et de « progrès, » l’ardeur intempérante des ambitions et l’âpreté des rivalités nationales. Il est nécessaire d’expliquer en quelques mots quelle fut l’attitude et quels étaient les mobiles de l’Allemagne et de l’Angleterre pour comprendre l’échec de la proposition russe et l’avortement final de cette croisade « civilisée. »

A Kiao-Tcheou, l’empereur Guillaume II avait, une première fois, montré sa méthode vis-à-vis de la Chine : fier de sa puissance et impatient d’en faire parade, regardant les Chinois comme un peuple « barbare, » il préconisait « la manière forte, » et il en encourageait l’emploi chez ses représentans. Le baron de Ketteler paya de sa vie son imprudence et ses provocations. Personnellement atteint par l’assassinat de son ministre, l’Empereur en profita pour prendre une attitude tragique ; dans son imagination il se vit, nouveau Josué, combattant avec le peuple de Dieu contre les Amalécites[1] et, en même temps, — par ce curieux mélange de sens pratique et d’imagination romanesque qui est l’un des traits caractéristiques de sa nature, — il mettait en campagne sa diplomatie pour parvenir à faire accepter un maréchal allemand comme chef de l’armée internationale. Aux yeux du monde, le maréchal de Waldersee, représentant son maître, apparaîtrait comme le vivant symbole de l’hégémonie allemande, comme le chef des nations civilisées luttant contre le péril jaune, comme le héros chrétien terrassant le Bouddha ; il réaliserait le fameux dessin où, dès 1895, l’empereur Guillaume évoquait le « péril jaune » et appelait les peuples européens à la défense de leurs biens les plus sacrés contre la barbarie menaçante. Mais, pour frapper « de son gantelet de fer » les Chinois « assassins, » pour les exterminer sans faire

  1. Dans un sermon, à bord du Hohenzollern, l’Empereur s’écriait : « Les Amalécites se sont de nouveau soulevés en Asie, cherchant à barrer la route au commerce européen et à l’intelligence européenne, cherchant, à enrayer les progrès triomphans de la moralité chrétienne. Et, une fois de plus la parole de Dieu a retenti : « Choisissons nos hommes et allons nous battre contre Amalec ! » Quelques-uns de nos frères sont partis ; d’autres vont les suivre vers le rivage hostile et lointain.. »