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qu’elle se sentait plus responsable de l’avoir créé. Car le régime ne s’était pas imposé à elle comme une surprise de l’habileté ou comme une victoire de la force ; il s’était fait par l’initiative la plus spontanée, par l’énergie la plus persévérante du suffrage universel. C’est le peuple français qui, hors des partis et malgré eux, s’était donné à un Napoléon. Avoir, en 1848, par le premier usage du plébiscite[1], bâti contre les impuissances de l’anarchie parlementaire et les férocités des luttes sociales, une digue d’autorité et d’ordre ; avoir, en 1851, su gré au coup d’Etat qui, sous le nom d’Empire, remettait les affaires de tous à un seul et réduisait l’activité publique au soin des intérêts privés ; avoir approuvé tous les changemens apportés à la constitution par le maître, et accepté même les libertés par obéissance ; avoir trouvé dans le prestige restauré au dehors, dans la paix ininterrompue au dedans, dans la richesse partout croissante, la longue justification de cette confiance ; et tout à coup tomber de ces prospérités en un abîme où s’engloutissaient la gloire, la puissance, les épargnes, les hommes, surtout l’homme chargé de veiller sur tous les biens et impuissant à se sauver lui-même, c’était perdre plus que des batailles, plus que des armées, plus qu’un gouvernement. La France voyait condamnée sa propre sagesse, punie sa longue volonté de ne pas vouloir. Pour le salut, rien ne lui restait, sinon cette volonté inexercée, étrangère aux affaires publiques. Elle sentait qu’elle s’était méprise sur les conditions de l’ordre dans la société. Son malheur, où elle reconnaissait sa faute, pesait sur elle comme un remords, et lui enlevait toute confiance en elle-même. Ainsi timide au moment où il lui aurait fallu de l’initiative, elle n’était prête encore qu’à obéir.


II

Les faits, au contraire, donnaient raison à la minorité, qui s’était montrée défiante au régime impérial. Cette minorité se divisait en trois partis.

Le plus nombreux se composait d’hommes qui, sans fanatisme de préférence pour une forme de gouvernement, sans complicité de doctrines avec la démagogie, voulaient, comme la

  1. Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte fut nommé président de la République par 5 474 226 suffrages sur 7 327 325 votans.