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dans la lutte pour la vie, certains individus, mystérieusement privilégiés. Ces individus triompheront de tous ceux de leur espèce qui n’ont pas eu la même chance congénitale, et la sélection, par la survivance des plus forts, assurera et maintiendra la perpétuité de la variation.

Cette variation, comme on le voit, est toujours posée d’avance, jamais expliquée ; elle est cet au-delà de quoi il n’y a pas à remonter, le postulat de la théorie. Or, Spencer reconnaît bien avec Darwin l’importance de la structure chez les êtres vivans et l’influence de cette structure sur la fonction ; mais il est convaincu, d’autre part, en vertu de la loi de l’homogène, que la « correspondance » est une loi des choses et des êtres, qu’il y a réciprocité d’action entre le dehors et le dedans, le milieu et l’organisme ; il faut donc que la fonction elle-même, l’effort pour s’adapter aux circonstances, puisse devenir à son tour une cause de changement chez l’être vivant. — Pourquoi, selon l’exemple familier, les girafes ont-elles un long cou ? Parce que, dira Darwin, les individus de cette espèce qui sont nés avec un cou long, s’étant trouvés par cette circonstance plus capables de se nourrir des feuilles des arbres, ont seuls survécu et, par suite, ont été seuls à se reproduire. Parce que, dira Spencer, non seulement ces individus sont venus au monde avec un long cou, mais, dans leur effort pour atteindre les feuilles des arbres, ils se sont fait allonger le cou.

Il ne semble pas que Spencer ait beaucoup plus connu Lamarck, que Darwin n’avait lui-même pratiqué notre grand naturaliste. Mais il est vrai que Spencer a été porté par sa philosophie générale à compléter Darwin par Lamarck, alors qu’il ignorait encore l’un et qu’il n’avait pas lu l’autre, comme s’il avait pourtant emprunté à l’un l’hérédité et à l’autre l’adaptation fonctionnelle. L’évolutionnisme déborde de tous côtés le transformisme.

Il est donc certain que, pour formuler dans ses Premiers Principes la loi d’évolution, Spencer n’a eu qu’à se souvenir de lui-même, avec cette seule réserve que l’inspiration biologique a fini par prévaloir chez lui sur la tendance sociologique et qu’elle a dû elle-même aller sans cesse en se simplifiant.

Ainsi, dans le premier moment, il a semblé à Spencer qu’il y avait en sociologie « une explication suffisant à tout, la division du travail, c’est-à-dire la multiplication de parties de plus en