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repose son édifice, c’est qu’il n’a pas échappé, lui non plus, à cette métaphysique honteuse, inconsciente, ingénue, de tous les faiseurs de systèmes qui ne sentent plus le moment où ils perdent pied.

Et nous découvrons là, chez Spencer, ni plus ni moins qu’une loi de l’esprit, moderne. Il a éprouvé devant la science de son temps un éblouissement, l’émerveillement inévitable qui fut celui de tous les grands esprits depuis Galilée. Il a cru que la science pouvait lui fournir d’emblée une connaissance assez sûre et assez compréhensive pour supporter la philosophie ; il a traité la loi de Von Baër avec le même enthousiasme que Kant, par exemple, avait éprouvé devant le génie de Newton. Il n’a pas douté que la science ne fût une, également incontestable dans ses interprétations théoriques et dans ses résultats expérimentaux, ni que la connaissance des phénomènes n’appartînt totalement à l’esprit humain. Conception dangereuse, relativisme trop absolu ! La science, à la vérité, n’est ni aussi certaine ni aussi précise dans la détermination même du phénomène. Ce n’est pas à dire qu’elle soit négligeable ou illusoire : elle exige seulement que l’on entende bien ses ambitions et ne se méprenne pas sur ses promesses : ses seuls résultats utiles sont des mesures, au-delà desquelles commencent les théories et les hypothèses, simples artifices de mémoire dont nous usons à l’égard de la réalité fuyante, attitudes provisoires et toujours modifiables. La physique a été la physique de Descartes, de Newton, de Fresnel, de Maxwel ; elle est indifféremment mathématique ou cinétique ; et les mathématiques elles-mêmes, après avoir joui si longtemps de cette certitude qui sembla aux grands Cartésiens capable de supporter toute la spéculation, sont aujourd’hui considérées le plus souvent comme des symboles, uniquement justifiés par leur usage, comme des conventions heureuses.

Quel fragile point d’appui offre donc à la philosophie l’hypothèse la plus accréditée d’une science si mouvante !


V

Une fois en possession de sa doctrine, Spencer voulut, en faire, dans toutes les sciences, son fil conducteur. Nous n’aurions qu’à feuilleter quelques chapitres des Premiers Principes pour apercevoir, comme d’un sommet, tout le panorama de l’œuvre,