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non pas inventée, mais répandue. Il est le premier qui soit parti de la vie, et il ne faut pas chercher plus loin la raison de son succès. La doctrine était vague, incertaine, mais elle était souple, compréhensive, volontiers esthétique et impressionnante, infiniment commode, exceptionnellement propre à concilier la tradition et le progrès, à satisfaire également l’esprit critique, comme en morale, et l’esprit conservateur, comme en politique. Elle marquait dans toutes choses, et surtout dans celles qui attirent le plus vivement l’intérêt des hommes, les institutions, les arts, la littérature, l’étroite solidarité du présent timide et du passé vénérable, montrant comment s’enchaînent les états sociaux et leurs transformations, comment les artistes nouveaux dépendent des œuvres anciennes : introduisant partout de l’ordre et de la logique avec la grande lumière de la continuité.

Surtout, par le moment même où elle a été rajeunie, cette idée, vieille comme le monde, a paru toute neuve ; elle s’accordait avec les dernières données des sciences contemporaines ; elle semblait en résumer l’inspiration même, alors qu’apparaissait en physique la théorie électro-magnétique, alors que les sciences de l’homme, psychologie, sociologie, morale, ne faisaient appel à d’autre guide que la méthode historique et qu’ainsi tous les domaines du savoir se trouvaient cultivés par un procédé génétique unique et souverain.


J’ai été initié à la philosophie de Spencer dans un petit lycée de Normandie, par un vieux maître tout plein de sagesse et d’ignorance. Il avait passé sa vie provinciale et réfléchie à annoter les Premiers Principes. Toutes les fois qu’il nous avait entretenus, pour satisfaire au programme, de quelque illustre philosophe qui n’était pas Spencer, il concluait par un parallèle en l’honneur de Spencer. Il répétait volontiers à la fin de ses leçons : « Je viens de vous dire beaucoup de choses incompréhensibles, non seulement pour des jeunes gens qui ont de l’imagination, mais pour tout le monde. Je vous ai parlé de causalité, de contradiction, de principes directeurs, de l’entendement, de la raison, etc. Où loger toutes ces choses ? vous demandez-vous, beaucoup plus ingénieux en cela et plus philosophes que les Descartes ou que les plus fameux des Allemands. Et Spencer vous répond simplement : dans le cerveau, dans le vôtre, dans le mien, dans cet encéphale merveilleux et malléable, où nos