Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 22.djvu/873

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chant avait marché du même pas et atteint son apogée du premier coup. Un sopraniste fameux, Vittori, « jetait le public dans des transports que nous avons peine à concevoir… Beaucoup de personnes étaient obligées d’ouvrir brusquement leurs vêtemens pour respirer, suffoquées d’émotion. » Des théâtres de musique surgissaient de toutes parts. Les grandes villes en avaient plusieurs, — cinq à Venise, — et cela ne suffisait pas encore. On jouait l’opéra dans les palais et les maisons particulières ; Bologne possédait « plus de soixante théâtres privés, sans parler des couvens et des collèges. » Le clergé s’était laissé prendre dans le tourbillon ; moines et nonnes chantaient l’opéra, des cardinaux se faisaient metteurs en scène, un futur pape écrivait des livrets. C’était une épidémie, une folie, et l’Italie ne délirait pas impunément. Pour ses débuts, l’opéra eut à son acquis de graves désordres, nerveux et moraux ; on l’aima trop.

Mazarin en avait pris le goût avant de s’établir en France. Il voulut initier son pays d’adoption aux jouissances, presque redoutables, dont s’était brusquement enrichie la condition humaine, et fit venir l’une après l’autre quatre troupes italiennes, la première en 1645, la dernière peu de temps avant sa mort. L’issue était aisée à prévoir : un spectacle patronné par le cardinal devenait une question politique. Applaudi par les partisans du ministre, dénigré par ses adversaires, l’opéra italien rencontra une telle opposition qu’il fallut y renoncer ; toutefois la leçon n’avait pas été perdue. Nos compositeurs, voués jusqu’ici aux ballets et aux « mascarades, » n’avaient pas eu en vain la révélation du style dramatique ; l’ambition leur était venue d’exprimer, eux aussi, les orages de l’âme, et ils s’étaient mis à tâtonner dans la voie nouvelle.

Ils ne réussirent pas tout de suite ; mais leurs essais familiarisaient le public avec l’idée d’un langage musical de la passion. En 1664, on en était venu à considérer le chant comme le truchement naturel de l’amour. C’est Molière qui fixe la date dans sa Princesse d’Elide, où Moron ne parvient pas à se faire écouter de Philis parce qu’il parle sa déclaration au lieu de la chanter. Philis s’enfuit, et Moron s’écrie : « Voilà ce que c’est : si je savais chanter, j’en ferais bien mieux mes affaires. Le plupart des femmes aujourd’hui se laissent prendre par les oreilles ; elles sont cause que tout le monde se mêle de musique, et l’on ne réussit auprès d’elles que par les petites chansons et les petits