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caractère maladif. Mme de Maintenon, parlant à une amie, dans une lettre de 1705, des « vapeurs » du Roi et de son humeur sombre, fait la remarque « qu’il lui prend quelquefois des pleurs dont il n’était pas le maître. » C’était aussi un sensuel, à qui les thèmes amoureux n’étaient pas pour déplaire. — « Cédez, rendez-vous ; » le Roi ne cessait de le répéter, pour son compte personnel, aux jolies femmes de sa cour. Du reste, Quinault et Lulli lui faisaient choisir leurs sujets d’opéras ; il était donc pour quelque chose dans la mollesse qui s’exhalait de leur œuvre.

La musique dramatique s’est bien réhabilitée depuis. L’univers civilisé a éprouvé avec ravissement qu’elle disposait vraiment d’un « pouvoir illimité » pour exprimer les passions, et toutes les passions, les plus hautes, les plus héroïques, les plus pures (et j’y comprends l’amour). On s’est aperçu aussi que son langage pouvait fort bien se parler en dehors du théâtre, dans une symphonie, dans une simple sonate, et qu’il n’existait pas d’art aussi bienfaisant pour reposer et rasséréner les âmes troublées ou harassées. Malgré cela, malgré tout, les moralistes n’ont jamais désarmé devant la musique. Emmanuel Kant lui était nettement hostile. Il disait : « — Elle amollit l’homme, » et il en détournait ses disciples[1]. Tolstoï lui a été inclément dans La sonate à Kreutzer.

Toutes les forces peuvent devenir dangereuses ; cela dépend de « l’usage qu’on en fait[2]. » Et aussi des âmes qui reçoivent le choc ; il faut qu’elles soient de taille à le supporter. L’action de la musique sur la société française n’a jamais, que je sache, été étudiée méthodiquement dans ses effets physiques et moraux. Si elle trouve quelque jour son historien, il devra sortir des nouveaux laboratoires de psychologie, à installation scientifique, où l’observateur se double d’un médecin. À cette seule condition, il pourra parler avec autorité.


V

La Grande Mademoiselle aimait peu la musique. Elle vante néanmoins Lulli dans ses Mémoires : « — Il fait les plus beaux airs du monde. » La gloire de « Baptiste » la touchait parce qu’il

  1. Kant als Mensch, par Erich Adickes.
  2. Romain Rolland, loc. cit.