Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 22.djvu/881

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« jusqu’à s’en tenir les côtés[1] » à l’École des femmes, dont s’indignaient les dévotes et les prudes, ou qu’il sauvait les Plaideurs, presque siffles à l’hôtel de Bourgogne, en faisant « des éclats de rire si grands que la Cour en fut étonnée[2], » il n’y mettait pas de calcul ; il s’amusait bonnement, comme vous et moi. De même, lorsqu’il s’essuyait les yeux à Iphigénie, ou qu’il se faisait jouer et rejouer Mithridate sans pouvoir s’en lasser, c’était émotion vraie et franche admiration.

Il aimait les « jeunes » pour deux raisons : parce qu’il avait le goût bon, et parce que leurs héros étaient ceux qu’il fallait à sa génération. Pour Molière, on a vu combien merveilleusement le Roi et lui s’entendaient, et, sur Racine, on n’a pas oublié le mot profond d’Henri Heine. Racine s’était révélé « le premier poète moderne » des Andromaque. Hermione et Oreste n’ont déjà plus qu’une parenté éloignée avec les amoureux de Corneille. Ils sont déjà « les possédés de l’amour, les grands passionnés qui aiment comme on est malade, qui aiment jusqu’au crime et jusqu’à la mort. Avec eux, on peut dire que l’amour moderne, plus profond, plus mélancolique, plus tendre, plus imprégné d’âme et en même temps plus troublé par les obscures influences de la vie nerveuse, fait son entrée dans notre littérature… Oreste a en lui une tristesse, une désespérance et une folie qui, cent cinquante ans après lui, éclateront dans nos romans d’amour[3]. »

Louis XIV n’avait pas attendu Racine pour faire son éducation passionnelle. Au temps où Marie Mancini l’affolait, il avait été l’une des premières ébauches du type moderne des « possédés de l’amour, » et il n’avait rien oublié de cette crise ; il n’oubliait jamais rien. C’était un bon apprentissage pour comprendre que l’amour d’Oreste ou de Phèdre, l’amour-maladie, est une fatalité contre laquelle notre seule volonté n’est qu’une pauvre arme. Autour du Roi, Madame Henriette, Mme de Montespan, toute la jeune Cour et quelques esprits aigus de la vieille, Condé en tête, rendaient justice à la vérité des « anatomies » du cœur dans la tragédie de Racine. Mademoiselle en était incapable ; elle croyait trop fermement au surhomme de Corneille, dont la volonté se rit des résistances, qu’elles viennent de son âme ou du monde extérieur, pour pouvoir admettre la

  1. Gazette de Loret, 13 janvier 1663.
  2. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, par Louis Racine.
  3. Jules Lemaitre, Impressions de théâtre.