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qu’elle a gagné, et ce qu’elle a perdu. Tandis que nous ne saurions souhaiter un récit plus clair, ni plus décisif, que celui que nous fait le même historien de ce qu’il tient pour la période de formation du peintre de Cadore, c’est-à-dire des années où il a subi l’influence de son maître Giovanni Bellini et des deux plus fameux de ses condisciples, Giorgione et Palma. Là, vraiment, M. Gronau n’a pas une seule phrase qui ne porte : soit qu’il nous montre la longue survivance, chez. Titien, de quelques-unes des traditions quattrocentistes de l’école des Bellini, ou qu’il nous fasse voir le jeune homme rivalisant avec Giorgione, le dépassant dans les voies nouvelles où il l’a suivi, et mêlant ensuite au lyrisme de l’auteur du Concert du Louvre l’harmonie plus sensuelle du style de Palma. Nous assistons, grâce à lui, presque jour par jour, à la naissance et au développement de cette peinture vénitienne du début du XVIe siècle que Vasari déjà avait essayé de définir en disant que, « mécontente des façons de l’ancienne école, elle avait entrepris de donner à ses œuvres plus de morbidesse, et un plus grand relief avec une belle manière. » Placé dans son milieu, en regard des modèles dont il s’est inspiré, Titien nous apparaît infiniment plus réel qu’il ne nous apparaîtra plus tard, lorsque son biographe nous le présentera seul, et toujours changeant et se renouvelant, sans que nous devinions les motifs qui dirigent sa mobilité. Et, combien aussi, plus réel, le jeune peintre nous apparaît plus grand, à être ainsi confronté devant nous avec les rivaux qu’il imite ! Combien mieux nous apercevons ce qu’il y a dans son génie de plus simple et de plus fort que dans celui de ses deux compagnons, et qui, avec moins de charme au premier coup d’œil, va durer davantage, pénétrer plus à fond, ouvrir aux cœurs une source plus féconde d’émotion vivante !


À honorer le magnifique génie de Titien toutes les générations se sont trouvées d’accord, depuis quatre siècles. C’est comme si chacun, tout en préférant peut-être d’abord un art plus naïf, ou plus raffiné, avait clairement l’impression que l’art de Titien est la peinture même, se réalisant tout entière, dans toute sa richesse et sa variété, par un miracle dont l’histoire des arts n’a jamais connu d’autre exemple. Et je ne serais pas surpris que pour chacun, tôt ou tard, l’art de Titien finît par apparaître non seulement le plus fort de tous, mais aussi le plus beau : car il a en lui une vie et un charme éternels, de telle sorte qu’on peut bien se fatiguer des autres, mais non pas de lui. C’est déjà ce que constatait, au terme de sa propre carrière, l’admirable artiste Eugène Delacroix : et la série des passages de son Journal où il parle