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très aimablement, un wagon spécial pour toute la durée de mon voyage à travers la Mandchourie ; et ce wagon devint mon domicile régulier pendant plusieurs semaines.

Pour donner une idée de ma maison roulante, je puis dire que si l’extérieur en était modeste, l’intérieur était confortablement aménagé. Il se composait d’une chambre à coucher, un cabinet de travail, un corridor, un cabinet de toilette et un petit balcon ; il y avait en outre une cuisine et de quoi loger un domestique. Le balcon fut ma retraite favorite ; j’y ai passé bien des heures tranquilles, lisant et écrivant, tandis que toujours je voyais cette lugubre contrée se dérouler dans sa monotone immensité. Parfois mon wagon était détaché et on me laissait quelques jours près d’endroits intéressans ; puis je roulais de nouveau derrière des plates-formes chargées de briques, d’acier et de toutes sortes de machines. Ma voiture était ma maison et mon château fort. Oui, château fort ; elle en eut bien souvent l’air, immobile aux stations, tandis qu’en voyant une sentinelle ou une patrouille surgir du campement voisin ou descendre d’un autre fourgon, j’eusse été en peine de dire s’ils me gardaient de l’ennemi ou tenaient l’œil sur moi.

Par intervalles, je vois des gares en construction ; quelques-unes sont même couvertes. Les bâtimens eux-mêmes sont modestes, sans jamais plus d’un étage, avec un toit de tuiles noires. Ils imitent à l’extérieur les maisons chinoises, et leurs poutres se recourbent dans le style des pagodes. Mais quoique inachevés, ils semblent plutôt avoir tout un passé fatigué derrière eux qu’un brillant avenir en avant. C’est toujours Je même aspect lugubre alentour : il n’y a ni cultures, ni jardins, et le quai consiste généralement en un marécage ou une nappe de boue ; quelquefois, lorsqu’on a visé au confortable, il y a des pierres, de distance en distance, ou une planche, pour aider le voyageur à traverser. Quant aux restaurans, qui sont si richement fournis sur tout le transsibérien et quelquefois même ont des prétentions au luxe, on ne trouve, à travers la Mandchourie, que les choses de première nécessité. Parfois une pièce est aménagée avec une table de bois et un banc grossier ; et un cuisinier amateur, qui a tout l’air de débuter dans la profession, vous sert un énorme plat de soupe aux choux ou le kasha national, fait de sarrasin ; il est vrai qu’aux embranchemens, où le commerce est plus actif, vous pouvez en revanche trouver du piroshki, le mets