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où çà et là des bœufs aux longues cornes, de petits chevaux agiles paissent une herbe maigre, vite séchée. Le Tibre ne voit plus de jardins sur ses bords, n’entend plus de joyeux bruits de fêtes ; mais il roule ses eaux limoneuses entre des rives de sable arides et s’achemine vers la mer silencieusement. Ostie, la ville du mouvement et des affaires, où tout le jour les navires entraient, les patrons donnaient leurs ordres, les portefaix débarquaient les marchandises, Ostie est en ruines, aux trois quarts encore enfouie sous les tertres de gazon pelé qui font saillie sur la plaine. Et l’élégante plage de Laurente est devenue une plage déserte ; la mer seule y chante sa plainte monotone et obstinée. Certes, il y a une grandeur incomparable dans cette tristesse de la nature ; mais combien il nous est difficile d’évoquer, au milieu des spectacles de mort qui nous entourent, le souvenir de l’agitation et de la vie d’autrefois !

Il le faut cependant. Quelque surprenant que soit le contraste, le contraste est réel. La surprise augmente, quand on songe que, parmi les habitans de cette contrée, beaucoup venaient là, non point par nécessité ni pour les intérêts de leur commerce, mais uniquement, comme nous le disions, pour échapper à Rome pendant la saison chaude. Maintenant que la malaria règne sur la région en terrible souveraine, qu’on n’y voit guère que des malheureux au teint jaune, aux yeux caves, tout secoués des frissons de la fièvre, nous avons peine à croire que les anciens aient pu chercher, dans ces lieux maudits, le plaisir, le repos de l’esprit, et même la santé physique. N’oublions pas toutefois que l’insalubrité du pays a pour cause principale le déplorable état où l’ont mis quinze siècles d’abandon. Depuis que les invasions barbares ont passé sur la campagne romaine, elle n’a jamais retrouvé son aspect riant et sa prospérité. La population s’est enfuie ; les terres n’ont plus été cultivées, faute de bras ; les travaux de drainage, n’étant pas entretenus, ont péri ; dès lors plus d’écoulement pour les eaux qui sont demeurées à la surface du sol, croupissantes, foyer de miasmes pestilentiels. Mais, sous l’Empire, bien que l’air, dans cette plaine basse, fût très loin, même alors, de valoir celui des hauteurs, la culture, multipliant les canaux, assainissait le terrain et chassait la fièvre, ou en rendait les atteintes plus rares. On ne s’en préoccupait donc pas outre mesure ; et, comme les rives du Tibre ou la côte de Laurente avaient le grand avantage d’offrir la campagne à peu de distance