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charnue et rose, d’une grâce galiléenne, tous les peintres de Sienne en demeurèrent amoureux[1]. Une guimpe flotte autour de ses joues, sur son front, se pose une étoile. Sur le degré de son trône l’artiste a écrit un distique où, ayant imploré la paix pour sa patrie, il ajoute cette prière naïve : « Fais-moi vivre éternellement, puisque je t’ai faite si belle. »

En effet, parmi les poètes de la forme humaine, bien peu ont surpassé Duccio. Pour lui trouver un égal, il faudra attendre deux siècles et la Venise de Giorgiono. Leur œuvre à tous deux est un hymne, un hymne à la jeunesse. Mais peut-être les créatures du vieux maître siennois, ses Agnès et ses Madeleine, ses Daniel, ses Victor, ses Galganus, ont-ils quelques charmes qui manquent à leurs compagnons vénitiens. Leur délicieux printemps sort d’un plus rude hiver. Ce n’est pas tout. Au siècle de Giorgione, une vertu s’est perdue que Duccio possède encore : la pudeur. Chez lui, l’émotion religieuse est un autre infini qui s’ajoute à l’infini de la passion humaine. C’est ce qui rend la grâce plus mélancolique dans le Paradis du Siennois ; c’est ce qui incline les visages plus accablés de volupté et de rêve. Plus beaux toutefois que ses vierges, plus troublans que ses jeunes hommes, prophètes ou chevaliers, palpitent les archanges aux ailes repliées, et qui, môles aux groupes des bienheureux, y demeurent étrangers par leur nature plus ardente et exaltée de plus sublimes désirs. A quoi songent-ils ? On l’ignore. Ils se penchent vers la Madone, accoudés au dossier de son trône, et contemplent. Leurs visages pareils, leurs attitudes mesurées, scandent le merveilleux tableau. Chacune de ces figures divines semble une strophe d’une invocation passionnée à l’Idéal.

Aussi bien on comprend sans trop de peine comment s’est produit ce soudain épanouissement. Sienne est alors si jeune, si confiante, si fringante ! Elle déborde d’une joie sublime. Elle est à l’âge privilégié où tout sourit, enchante, enivre. Duccio est venu pour en exprimer l’émotion dans l’art. Et il était si bien l’homme qu’il fallait pour cette œuvre ! Lui aussi il a

  1. La forme si particulière des yeux dans les peintures siennoises est tout le contraire d’une trace de byzantinisme. Rien n’est plus remarquable que la dilatation des yeux dans les peintures antiques, dont les byzantins continuèrent l’usage avec des expressions de plus en plus hébétées et hagardes. Le peuple comprit fort bien cela. Le tableau de Duccio remplaça sur l’autel une vieille Madone byzantine. On ne connut plus la détrônée que sous le nom de la Madone aux gros yeux, la Madonna degli Occhi Grossi.