Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/400

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une lunette charmante, représentant l’Adoration des Mages, il a peint sainte Barbe entre les saintes Madeleine et Catherine d’Alexandrie, accompagnées de quatre anges faisant de la musique et supportant une couronne. L’or du fond, l’écarlate et la pourpre des deux compagnes de sainte Barbe ; celle-ci, assise en robe de satin blanc broché d’or, en manteau de velours vert sombre frappé d’or ; les deux anges debout près d’elle qui lui jouent de la mandore et de la viole ; les deux autres, plus petits, qui planent sur sa tête et y déposent une couronne, soutenus en l’air par des nuées : cet ensemble mi-archaïque, mi-renaissant, à cette date est unique. Les corps sont chastement, mais savamment construits, par un amoureux qui n’ignore rien de la beauté des femmes, mais sait lui conserver ses voiles. Les visages ont quelque chose d’inexprimable. La couleur mieux conservée leur fait-elle ces teints limpides ? La préparation d’or et de cinabre sur laquelle ils sont peints leur donne-t-elle cette transparence inouïe ? C’est la dernière fois qu’apparaît dans l’art cette image, joie et tourment d’un peuple pendant deux siècles, ce songe d’une beauté lointaine, beauté de Juive ou de Persane, qui garde dans ce nouveau pays, sous ce ciel étranger, un air de princesse en exil, poursuivant éternellement un rêve inaltérable, sous ses longues paupières abaissées, dans une douce léthargie.

« Et Léonard de Vinci a déjà vingt-six ans ! » s’écrie Taine devant ce tableau. Il est vrai. Indifférente au monde, à Pérouse naissant près d’elle, à Venise s’éveillant là-bas sur sa lagune, méprisant Florence qui se remue et se travaille, Sienne ne veut rien voir et oublie de vivre, les yeux obstinément attachés à son rêve. Le temps, les siècles pour elle ne comptent pas : les générations meurent pour renaître pareilles. On ne peut s’empêcher de songer à la légende de ce moine qui, en peine de savoir à quoi se passerait l’éternité, s’éloigna un jour du couvent à l’heure de matines ; un oiseau invisible se mit à chanter sur une branche ; le moine s’étendit sous l’arbre, et ne cessa d’écouler qu’au coup de la cloche de vêpres qui venait dans le crépuscule. Comme il rentrait, il fut surpris de ne pas reconnaître le portier. Lui-même n’était connu d’aucun des frères. Le plus vieux seul avait ouï dire à l’un de ses anciens, dans le temps qu’il était novice, qu’un de leurs frères était sorti un matin et n’avait point reparu. Dans l’espace qu’il avait pris pour l’intervalle de l’aube au soir, il s’était écoulé plus d’un siècle. A peine eut-il compris, qu’il expira.