Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 23.djvu/460

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avoir dans la liberté d’enseigner leur complément nécessaire. « L’éducation, si on la prend dans toute son étendue, ne se borne pas seulement à l’instruction positive, à l’enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or la liberté de ces opinions ne serait qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. » Aussi bien l’État ne saurait avoir au nombre de ses droits celui d’édicter une doctrine et de décréter la vérité. Sur aucun sujet il ne doit imposer aucune croyance, pas même sur le sujet qui le touche de plus près, auquel on pourrait le croire personnellement intéressé, et qui est la constitution même de l’État. C’est un des points sur lesquels Condorcet s’exprime avec le plus de vigueur et de netteté. « On a dit que l’enseignement de la constitution de chaque pays devait y faire partie de l’instruction nationale. Cela est vrai sans doute, si on en parle comme d’un fait ; si on se contente de l’expliquer et de la développer ; si, en l’enseignant, on se borne à dire : telle est la constitution établie dans l’État et à laquelle tous les citoyens doivent se soumettre. Mais, si on entend qu’il faut l’enseigner comme une doctrine conforme aux principes de la raison universelle, ou exciter en sa faveur un aveugle enthousiasme qui rende les citoyens incapables de la juger ; si on leur dit : voilà ce que vous devez adorer et croire, alors c’est une espèce de religion politique que l’on veut créer ; c’est une chaîne que l’on prépare aux esprits, et on viole la liberté dans ses droits les plus sacrés, sous prétexte d’apprendre à la chérir. » Il peut être utile aujourd’hui de rappeler ces déclarations d’un penseur qui du moins n’est suspect ni de cléricalisme, ni de tiédeur républicaine.

Toutes ces idées justes ou fausses que Condorcet empruntes au milieu intellectuel de son temps viennent se combiner dans une théorie qu’il a également reçue de ses contemporains, mais que, plus qu’aucune autre, il a faite sienne : la théorie du Progrès. C’est là, comme on sait, entre toutes, l’idée chère au XVIIIe siècle ; depuis le temps de la « querelle des anciens et des modernes » où elle apparaît, confuse encore et incertaine, elle ne cesse d’aller en se précisant : elle se fortifie, se développe et s’organise à travers le siècle. Il restait à lui donner sa forme la plus complète, et à la pousser à l’absurde. Ce fut la tâche de Condorcet. Pascal avait jadis comparé l’humanité tout entière à un même homme qui vivrait toujours et apprendrait sans cesse. Et il est bien vrai que dans l’ordre de la connaissance se vérifie cette marche progressive et continue. Il appartenait à Condorcet d’en