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un obstacle à son envahissement dans les préceptes moraux qui sortent de la bouche des instituteurs primaires, etc. » Dira-t-on que cent ans ne sont qu’une minute dans la vie de l’humanité et que peu importe quelle distance nous sépare du jour où s’accompliront des promesses qui ont la science pour garantie ? Hélas ! c’est la science elle-même qui se charge de répondre au savant. Ni dans l’histoire des sociétés, ni dans celle des espèces vivantes, elle n’admet plus la loi du progrès à la façon dont Condorcet se la représentait. Et elle a décidément rejeté une hypothèse qui n’est plus en accord avec l’état de nos connaissances.

On voit, maintenant que si Condorcet a joué un rôle d’assez différent de celui que lui assignent ses nouveaux biographes, il n’en a pas moins une place considérable dans l’histoire des idées à la veille de la Révolution. Il n’a été sur aucun point un penseur original ; mais cette absence même d’originalité fait que nous pouvons le prendre pour un fidèle témoin de l’état des esprits. Haine du christianisme, croyance superstitieuse dans la bonté foncière de l’homme, dans la toute-puissance des institutions, dans l’identité du savoir et de la vertu, dans la continuité du progrès, ce sont ces élémens qui ont composé l’atmosphère intellectuelle d’alors. Sous le coup des premiers événemens de la Révolution, les imaginations entrent en branle et les penseurs aperçoivent dans un avenir prochain la réalisation de doctrines pour lesquelles ils avaient d’abord espéré dans la lente collaboration du temps. En proie à une espèce d’ivresse cérébrale, ils envisagent sans crainte la possibilité de refaire le monde et de fabriquer une humanité toute neuve. Au surplus les idées, même les plus chimériques, de Condorcet n’ont pas cessé d’être vivantes et agissantes, non plus que le type intellectuel qu’il représente n’a disparu. Aussi ne suffit-il pas de dire qu’il résume en lui les aspirations d’un groupe de ses contemporains : il personnifie encore une famille d’esprits. C’est un spécimen accompli de ce que peuvent produire dans l’ordre de la pensée l’union du savoir, de l’esprit de système et de la niaiserie.


RENE DOUMIC.