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fidèles accourus avec lui à Rome pour le jubilé de 1350, plus d’un s’est trouvé qui, comme lui, a retardé son départ ou abrégé son séjour, et que plus d’un, et parmi les plus dévots, pendant que le poète se divertissait à écrire son épitre latine à Varron, s’est diverti à explorer les tavernes de Rome ou à se promener dans la Campagne avec des amis. Si vraiment, pour s’être comporté en tout cela ainsi qu’il l’a fait, Pétrarque a manqué de foi, tout son siècle en a manqué autant et plus que lui ; et sans doute aussi tous les siècles précédens, à moins de supposer que les « ténèbres » du moyen âge aient jamais produit une période de perfection morale absolue et universelle. « Mais le pèlerinage de Pétrarque ne lui a servi de rien ! » nous dit encore M. Segrè. Il lui a servi du moins à pouvoir se donner à soi-même l’illusion d’en avoir profité : et cela seul ne suffirait-il pas déjà à montrer que le « premier homme moderne » avait, au fond de son cœur, plus de « confiance dans l’efficacité du remède » que ne voudrait nous le faire croire son nouveau biographe ?


Pourquoi faut-il que nous ayons tous aujourd’hui, avec notre soi-disant scepticisme, l’étrange et déplorable manie de mêler partout les questions religieuses ? Avant d’apprécier le talent d’un écrivain ou d’un artiste, nous nous inquiétons de savoir s’il est catholique ou protestant, dévot ou libre penseur ; et non seulement notre appréciation de son talent se trouve ensuite mesurée sur son plus ou moins d’assiduité à faire ses pâques, mais souvent, pour peu que la véritable nature de ses croyances intimes ne se montre pas à nous avec une certitude absolue, nous nous efforçons si obstinément de la découvrir, que rien d’autre, chez lui, ne parvient plus à nous intéresser. Préoccupés de connaître au juste la religion de Léonard de Vinci, nous négligeons de regarder la Joconde et la Vierge aux Rochers. Le problème des sentimens religieux de Goethe, de Chateaubriand, nous enlève le loisir d’admirer leur génie. Et c’est une aventure toute pareille qui est en train de nous arriver maintenant en présence de Pétrarque. A force de chercher l’humaniste sous le chrétien, et sous l’humaniste le païen, nous oublions de plus en plus que, bien au-dessus de tout cela, il y a eu le poète.

Ce poète n’a point de place dans les Etudes Pétrarchesques de M. Segrè. Il n’en a guère non plus dans la nombreuse série des discours, conférences et brochures, qu’a fait naître en Italie le centenaire de Pétrarque ; et peut-être, en effet, l’auteur du Canzoniere ne nous donne-t-il pas, autant que celui des traités latins et des Lettres familières,