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réforme politique. « Une personnalité surgit dont les sentimens, modifiés par la réflexion, l’inclinent à une nouvelle ligne de conduite. Telle personne, par exemple, déteste la cruauté envers les animaux, ou blâme la liberté insuffisante de la femme, ou condamne l’extension sans frein de l’empoisonnement alcoolique. » Elle peut être seule de son avis ou n’avoir qu’un petit nombre d’adhérens ; on la contredit, on la ridiculise, peut-être même on la persécute. Voilà l’élément de lutte, qui n’est pas ici une « condition, » mais un obstacle. Par degrés cependant, les idées se répandent ; elles finissent par envahir une majorité de cerveaux, qui entraîne une majorité de votes ; ce qui n’avait été d’abord qu’une opinion accidentelle et individuelle devient l’opinion générale et durable. Comment identifier un pareil procédé avec la lutte pour la vie entre les animaux ? Le trait vraiment commun aux deux procédés, c’est l’apparition d’une variation heureuse, d’un changement en mieux, avec cette différence capitale qu’il s’agit, dans le second cas, non plus d’une variation de structure organique, mais d’une variation de fonctionnement cérébral et mental. Quant à l’élément de lutte, il n’a rien d’essentiel. Puisque le progrès n’est pas toujours l’adaptation au milieu social présent, puisqu’il provient même d’une tendance individuelle à la variation, il peut sans doute aboutir à une opposition entre la société et l’individu ; mais cette opposition n’est ni essentielle, ni nécessaire, ni définitive. Une idée nouvelle, qui arriverait à convertir d’un coup tout le monde, ne rencontrerait aucune opposition ; elle n’en triompherait que mieux. Cela n’arrive-t-il pas pour certaines découvertes scientifiques qui, une fois faites, « crèvent les yeux » de tous ?

Le réformateur est une nouvelle « variété ; » ou plutôt, à parler proprement, il représente un plan de conduite qui est une variation du plan original et généralement adopté : par exemple, un droit nouveau accordé aux étrangers, aux ouvriers, aux femmes, etc. Les anciens plans de conduite succombent, abandonnés par leurs défenseurs. Les moyens ordinaires, par lesquels cette substitution est effectuée, sont la persuasion et l’éducation, qui elle-même n’est qu’une forme systématique de la persuasion. Quelle « lutte » véritable peut-on trouver là ? Persuader, c’est le plus souvent se faire aimer et faire aimer une idée ; l’amour est le contraire de la lutte. Le fond même de toute réforme sociale ou politique est l’amour de quelque idéal