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mêmes de la vie. Elle existe dans l’organisme des métazoaires ; elle existe jusque dans celui des protozoaires, beaucoup plus compliqué déjà qu’il ne semble, où nous distinguons encore un noyau et du protoplasma, mais où nous ne distinguons pas la trame subtile et complexe du noyau et du protoplasma. Les parties de l’être vivant coexistent et s’entr’aident. De même, dans toutes les relations des êtres animés, la lutte pour l’existence tend à devenir la lutte pour la coexistence. Les naturalistes répondent eux-mêmes aujourd’hui aux apôtres de la guerre et de la force, que ce ne sont pas les espèces les plus fortes des périodes paléontologiques, comme le mammouth, le mégathérium, le dinothérium, qui ont survécu ; que certains oiseaux vigoureux, comme la dronte, le solitaire des îles Mascareignes, ont disparu ; que les aigles n’ont qu’un empire assez limité ; que les grands fauves, chers à Nietzsche, qui vivent isolés ou dans un isolement relatif, diminuent en nombre et reculent sans cesse. Dans la lutte pour la vie, ce sont les lions et les aigles qui sont destinés à être vaincus. Les grands fauves ont la force, ils ont l’agilité, ils ont la ruse ; l’intelligence des lions ne semble pas inférieure à celle des moutons ; comment donc ces grands « lutteurs pour la vie » ont-ils presque tous disparu ? Comment aucun n’a-t-il su monter « même un échelon d’une civilisation quelconque ? » C’est, répondent les naturalistes, que le carnivore féroce demeurait isolé et insociable. Si bien que ce sont les plus doux, relativement, qui, en dépit de Nietzsche, ont fini ou finiront par avoir le « royaume de la terre. » Les bœufs, les moutons, les chevaux, les chiens, les hommes « tous ensemble, par aide réciproque, ont conquis la terre et jouissent aujourd’hui des prairies, des forêts, des cours d’eau[1]. » L’homme l’a emporté sur les autres animaux, bien qu’il ne fût pas le plus fort physiquement. — Oui, répliquent darwinistes et nietzschéens, mais il était le plus fort intellectuellement, et l’intelligence elle-même est une forme supérieure de la force ou de la puissance. On oublie, en parlant ainsi, que l’intelligence de l’homme est, pour la majeure part, due à sa sociabilité même. Tout ce qui a fait la force intellectuelle de l’homme, — notamment le langage et la science, — est un produit social. C’est donc bien la sociabilité qui est ici la cause de la supériorité. Le « surhomme, » c’est l’homme social.

  1. Houssay, Revue philosophique, mai 1893.