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cette barrière est le silence : silence de l’orateur, qui n’a pas de tribune, car « personne ne peut contester au souverain d’empêcher que le premier venu ne harangue le peuple : » silence de l’écrivain, qui n’imprime que « s’il a la confiance du gouvernement ; » silence de la presse, qui n’a que des journaux « concédés » par le pouvoir ; silence même de l’Institut, qui « s’il désobéit, sera cassé comme un mauvais club. » Corneille et Racine sont revus et corrigés, Chateaubriand menacé, Mme de Staël, qui « n’est accoutumée à aucune espèce de subordination », est exilée à 40 lieues de Paris.

C’est bien là, semble-t-il, et poussée dans ses plus infimes détails, l’application la plus harmonieusement conçue et la plus absolue de la politique de l’unité morale : rien n’y fait défaut, rien n’y doit échapper, la nation tout entière est soumise à ses lois d’après un vaste plan, où le génie a mis son empreinte ; toutes les volontés asservies, tous les esprits, courbés sous le même joug, doivent être appareillés pour s’avancer dans le même sillon. Un jour est venu, pourtant, où l’attelage est sorti de ses traits ; le champ qu’il labourait était inondé des rayons d’une gloire sans égale et par lesquels il avait été longtemps ébloui ; mais la terre où il marchait lui était devenue trop lourde, le joug qui le courbait vers elle trop pesant, la main qui l’aiguillonnait trop rude. Les grains lancés par le semeur ne germèrent pas pour la moisson attendue, leurs épis ondulèrent sous un souffle nouveau : les générations formées par Napoléon pour penser comme lui, élevées pour son service, pour la caserne et pour la guerre, furent précisément celles qui s’écartèrent le plus de la forme napoléonienne, et qui s’attachèrent avant tout à rechercher, avec les garanties de la paix extérieure, l’exercice des libertés publiques.


III

Que ce soit sous le couvert d’un dogme religieux, d’un principe de philosophie politique, ou d’une conception très personnelle de l’impérialisme, nous avons vu la politique de l’unité morale, s’essayant par trois fois au cours des trois siècles derniers, suivre des voies parallèles, et, à des termes plus au moins éloignés, subir le même échec. Par les mêmes discours, par les mêmes ordonnances ou les mêmes décrets, par les mêmes édits