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Dans les lieux de misère et d’esclavage,
Nous avons demandé à Dieu force et courage
En le priant, quand le courage défaillait :
— Prends ce fils, ô Dieu, avant qu’il ne vive[1].


Ou bien encore, elle devine le cœur d’une Niobé moderne, — et les trois strophes qu’elle adresse à la malheureuse reine de Serbie, au lendemain du massacre dont l’horreur a frappé toutes les imaginations, ne sont peut-être point inférieures à l’ode tragique qu’écrivit Carducci « Pour la mort d’Eugène Napoléon. »

Ce large sentiment, qui se répand ainsi sur des êtres divers et permet à notre poète de prêter l’émotion de son langage à tant de souffrances muettes, en produit un autre, trop souvent factice, mais qui n’éveille ici d’autre idée que celle de la sincérité la plus absolue : la fraternité. Ce mot, dont la fortune a été si grande pendant près d’un siècle, et qui s’est prêté à tant de déclamations fallacieuses, tend aujourd’hui à disparaître du vocabulaire politique où le remplace un autre terme, à peu près aussi creux et en tout cas aussi propice aux promesses vides des démagogues. Nous savons bien qu’il n’a jamais exprimé qu’un rêve. Nous savons que la fraternité, magnifique idéal, parait inconciliable avec les exigences, ou plutôt avec les lois mêmes de la vie. Entre l’affirmation si souvent proclamée avec tous les dehors de la générosité : Tous les hommes sont frères, et l’adage sec et brutal, qu’il faut plus de courage pour oser rappeler : Homo homini lupus, — le choix est nécessaire. Si l’on ne se paye pas de mots, surtout si l’on n’en veut pas leurrer les autres, on reconnaîtra que ce choix n’est pas douteux. L’histoire du passé, et l’expérience quotidienne le montrent jusqu’à l’évidence : il n’y a pas de fraternité entre les hommes. C’est à peine si les meilleurs d’entre eux, à force de bonne volonté, de patience, d’abnégation, parviennent à corriger, dans une assez faible mesure, les haines qu’entretiennent dans leur race la divergence des intérêts et la similitude des besoins ou des passions ; c’est à peine si tout l’effort de la civilisation réussit à réprimer les instincts qui jettent les uns contre les autres tantôt les individus, tantôt les nations, tantôt les races, soit qu’il s’agisse de se partager les richesses de la terre, ou de se disputer une suprématie qui n’est jamais que momentanée, ou même de s’imposer réciproquement quelque explication de l’énigme universelle. J’imagine qu’Ada Negri connaît aussi bien que nous cette triste vérité. Mais la fraternité qu’elle chante

  1. Le Dolorose.