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l’autorité dans les chantiers restât en quelque sorte indivise entre les ouvriers et les patrons ? Pouvait-il consacrer, sans détruire toutes les autres, la liberté des mises à l’index ? Non, certes ; mais s’il l’avait fait, les patrons auraient dû se soumettre. Pourquoi ? Parce qu’ils l’avaient promis, qu’ils en avaient donné leur parole et que leur honneur y était engagé. Sans cela, il n’y a plus d’arbitrage possible. L’obligation est la même pour les ouvriers ; cependant ils n’ont pas hésité une minute à repousser la sentence aussitôt qu’ils l’ont connue. On a pu croire, et quelques journaux ont dit qu’ils avaient agi ab irato, qu’ils avaient cédé à un premier mouvement d’impatience et de colère, mais qu’ils ne persévéreraient pas dans leur détermination. C’était mal les connaître : ils y ont persévéré ; ils ont maintenu le lendemain, après une nuit de réflexion, leur vote de la veille ; ils ont accepté la démission du président de leur syndicat, M. Manot, qui avait été le principal négociateur de l’arbitrage, et même celle de tout le bureau ; ils en ont nommé un autre, non sans avoir remercié l’ancien, pour la forme, de la bonne volonté qu’il avait déployée et des services qu’il avait rendus, à peu près comme on donne un certificat à un domestique lorsqu’on le met à la porte et qu’on le remplace. L’échec de l’arbitrage a donc été complet, et assurément cela est grave. Cette fois, la plupart des journaux socialistes ont été embarrassés pour justifier les ouvriers. L’Humanité, organe de M. Jaurès, a exprimé des regrets. Les ouvriers, a-t-elle dit, n’ont pas bien compris les avantages qu’on leur accordait : ils se raviseront. Enfin, une sentence arbitrale est moralement obligatoire, et les ouvriers marseillais sont « des hommes d’honneur. »

Des « hommes d’honneur ? » Sur ce mot, il faut s’entendre. Dieu nous garde de contester que les ouvriers de Marseille ne soient des hommes honorables, des hommes honnêtes ! Ils le sont, à coup sûr ; mais, pour ce qui est de l’honneur, ils viennent de montrer qu’ils n’en avaient pas une notion très claire. L’honneur est un sentiment dû en partie à l’éducation : le germe en est sans doute dans l’état de nature, mais il a besoin d’être développé. Lorsqu’un homme d’honneur a donné sa parole, il n’y a pas de considération d’intérêt qui puisse le porter à y manquer. La révolte même de sa conscience serait chez lui comprimée par un sentiment plus fort. Il a eu tort peut-être de s’engager d’avance ; mais, s’il l’a fait, il est lié. Évidemment les ouvriers ont de l’honneur une conception différente. Ils en avaient déjà donné quelques exemples : ce dernier est le plus démonstratif. L’instinct naturel n’admet chez eux aucune discipline morale.