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Cependant, et malgré les lacunes du programme, il semblait qu’on eût le pressentiment d’un acte appelé à dominer longtemps l’Europe, au moins par l’enchaînement des circonstances. Tout en ne parla nt que de San Stefano et de la transaction à établir, on manifestait une sollicitude supérieure à un incident dont le règlement amiable était pour ainsi dire prévu. En somme, l’émotion était très vive partout et visible. À Berlin, l’impression favorable s’accentuait plus qu’ailleurs : l’orgueil national saluait avec joie la perspective d’un spectacle, inconnu jusqu’alors à la capitale de l’Empire. La ville, surtout aux alentours du palais de la Chancellerie, présentait une animation extraordinaire. Des groupes populaires, accrus de nombreux étrangers, se formaient « Sous les Tilleuls » et au coin des rues, et dissertaient du matin au soir. La foule réservait évidemment le meilleur accueil aux hôtes qu’elle était fière de recevoir.

On ne pensait partout qu’à la prochaine entrée en scène des représentans de l’Europe, lorsqu’un dramatique épisode en détourna l’attention, pendant quelques jours. Le 2 juin, en plein midi, l’empereur Guillaume, passant en voiture découverte aux « Linden, » fut blessé d’un coup de fusil tiré d’une fenêtre par un anarchiste Saxon nommé Nobiling. Immédiatement informé à l’hôtel de l’ambassade, qui est situé à très peu de distance, je me rendis en hâte sur le lieu de l’attentat. Une multitude s’était déjà rassemblée devant la maison où la police venait d’arrêter l’assassin, et ses violentes manifestations de colère éclataient de toutes parts, tandis que, le long de l’avenue et dans les rues adjacentes, des vivats enthousiastes accompagnaient le souverain jusqu’au palais impérial. Au moment où j’arrivais, la voiture, où les agens avaient entraîné le criminel, s’éloignait rapidement : l’un d’eux, resté dans la maison, s’avança sur le balcon et montra l’arme du régicide. Il n’y eut qu’un cri d’indignation et de douleur ; et l’agitation ne s’apaisa que plusieurs heures plus tard, lorsqu’on apprit que le souverain n’ayant été atteint qu’au bras et au poignet, sa vie ne semblait pas en péril. Néanmoins, durant deux ou trois jours, la persistance des attroupemens devant la Résidence attesta le sentiment unanime des habitans de Berlin. Ce crime troublait d’autant plus l’esprit public, qu’il survenait peu de temps après une tentative analogue et démontrait l’acharnement des sectaires. En outre, une telle récidive paraissait plus odieuse encore, au moment où l’Allemagne entière