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réunir et en agencer les matériaux, si l’on songe qu’il embrasse la Renaissance et la Réforme, l’Angleterre d’Henri VIII et d’Elisabeth avec Spenser, Shakspeare et Bacon. Au surplus, M. Jusserand n’a pas uniquement pour objet d’étudier les genres littéraires, les œuvres et leurs auteurs : il a essayé de faire une sorte d’histoire continue de l’esprit anglais, de le montrer se formant peu à peu d’élémens superposés qui avec le temps se fondent et s’amalgament, puis, s’élevant à la conscience de lui-même et se manifestant dans la vie religieuse, politique, sociale, aussi bien que dans la vie littéraire proprement dite. C’est un tableau d’une remarquable ampleur et souvent d’un solide éclat. Il faut savoir infiniment de gré à ceux de nos contemporains qui maintiennent chez nous la tradition de ces travaux de longue haleine et conservent le souci des vastes compositions où l’un des mérites essentiels est justement dans l’ordonnance générale et dans l’harmonie des proportions. M. Jusserand a voulu faire œuvre de lettré autant que d’érudit ; nous ne saurions trop l’en louer. Alors que nous sommes de plus en plus frappés de la nécessité d’étudier les littératures européennes dans les rapports qu’elles soutiennent entre elles, il nous y aide par la sûreté de son information comme par l’aisance de son exposé.

Pour montrer quelle utilité l’histoire même de la littérature française peut retirer de cette « histoire littéraire du peuple anglais, » nous nous bornerons à détacher de l’ensemble une partie : celle, à vrai dire, où va tout de suite la curiosité du lecteur français. Car si l’œuvre de Shakspeare est au centre de la littérature anglaise, d’autre part elle a eu en France une fortune éclatante et s’est trouvée associée à une importante évolution de notre goût. M. Jusserand, jadis, avait déjà consacré un curieux travail à cette question, dans son livre : Shakspeare en France sous l’ancien régime[1]. Il y revient cette fois pour la traiter à sa place et à sa date. Son étude sur Shakspeare, en bien des points nouvelle, nous servira à signaler un certain nombre d’erreurs très répandues, en France et ailleurs, sur le compte du dramaturge anglais, et à caractériser l’espèce de méprise fondamentale que ne manque pas de commettre notre critique chaque fois qu’elle s’occupe du grand Will.

La première de ces erreurs est celle qui consiste à prétendre que la critique française ait été en aucun temps injuste pour Shakspeare et qu’elle fait méconnu avec une opiniâtreté qui témoignerait de

  1. J. -J. Jusserand, Shakspeare en France sous l’ancien régime, 1 vol. in-18 (Armand Colin).