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Savignano, l’abbé Bignardi, qu’elle vénérait infiniment, et qui sans doute était son confesseur. Des extraits de ces lettres viennent d’être publiés par M. Masi[1] ; et je crois bien que l’une d’entre elles, datée du milieu de juillet 1822, vaut plus à nous faire connaître les véritables sentimens de la malheureuse femme que toutes les protestations prodiguées ensuite par elle, dans ses lettres à sa famille et aux amis de son mari. En voici tout au moins les passages principaux :


Mon cher ami, oh ! que le monde est méchant ! Si tu savais tout ce que je suis contrainte à souffrir, ton cœur excellent en gémirait. Il est bien vrai que, devant Dieu, je mérite pis encore ; mais quel droit ont les hommes d’aggraver ma conduite par les plus noires calomnies ? Ne leur suffit-il point de mon horrible disgrâce ? Certes, il n’est pas au pouvoir des hommes d’accroître les reproches que je me fais à moi-même, car ceux-ci ne cessent point de me déchirer l’âme ; mais il est en leur pouvoir de me faire, devant le monde, plus coupable que je ne suis : et c’est à quoi ils réussissent d’une façon infernale… Mille passions contraires tempêtent en moi… Giulio, oui, Giulio lui-même, du sein de Dieu, doit rendre maintenant justice à mon cœur : il voit que celui-ci n’a jamais eu de part dans mes chutes ; et que, si seulement je l’avais mieux connu, je ne me serais point précipitée sur la trace de perdition, et que jamais il n’aurait eu à répandre une larme par ma faute !

Je t’ai écrit hier la conduite déloyale du cousin de mon mari à mon égard. Je t’ai dit que, sous mille prétextes, il différait son retour à Pesaro, pour me remettre les papiers de Giulio. Or je sais qu’il est secrètement venu ici, a remis les susdits papiers entre les mains de mon beau-frère, et a disparu de nouveau, sans même monter faire visite à mon père… Tout se retourne à mon détriment : tous sont déchaînés contre moi. J’ai vu le professeur Tommasini : il m’a avoué que la façon dont on a soigné le pauvre Giulio a eu pour effet de le tuer. Je lui ai raconté ce que j’avais voulu faire moi-même ; et il m’a répondu que cela n’aurait pas suffi, vu la faiblesse du malade ; mais il a ajouté que, du moins, ce que j’avais fait était toutes choses indiquées… Aujourd’hui, on cherche à cacher les observations faites a l’autopsie. Pourquoi tant de mystères ? Oh ! si je devais tout te dire, je n’en finirais plus ! Jamais je ne me pardonnerai d’avoir été la première cause de sa maladie : mais quand je songe que celle-ci a été rendue incurable par l’ignorance de ceux qui l’ont assisté, ma douleur devient presque du désespoir. O mon Giulio, mon cher Giulio ! Dieu ne m’a point permis de racheter sa vie par la mienne, parce que, peut-être, ma mort eût été une peine insuffisante pour mes fautes… Conseille-moi dans ma misère ! Dieu voit la pureté de mes intentions ! Prie Dieu pour celui qui, je l’espère, prie pour nous ; et souviens-toi aussi de moi, l’infortunée ! Et que ce que je l’ai dit ne sorte pas de ton cœur ! Adieu, mon cher ami et bienfaiteur, aime ta pauvre Constance !

  1. Nuova Antologia du 1er août 1904. C’est probablement au même abbé Bignardi qu’était adressée une des lettres les plus intéressantes du recueil de Mlle Romano, et dont celle-ci nous dit qu’elle n’a pu en découvrir le destinataire (pages 133 et suivantes).