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à la basse envie démocratique des temps modernes. Rendre à un homme des honneurs presque divins, lui tendre la coupe des hymnes en présence de tout un peuple, inventer pour lui des fêtes sans pareilles, afin que des images plus belles accompagnent son ivresse, s’associer, dans le même moment, à la joie qui gonfle son cœur, prendre sa part de sa louange, — cette conception généreuse ne pouvait naître que dans une élite de citoyens libres et tels qu’on n’en reverra plus. Il fallait croire, pour cela, à des natures d’élection, intermédiaires entre les hommes et les dieux : « Oui ! je le pense, — dit Cicéron, — ô Scipion, ô Lælius, vous fûtes des hommes divins !... » Or ou ne jalouse pas les dieux, on les aime et on les vénère !

Cette exaltation de l’individu trouvait son correctif dans le culte des ancêtres et des traditions domestiques et nationales. Le héros, en ces temps privilégiés, n’était pas le fléau céleste qui brûle et qui saccage autour de lui, le révolutionnaire, au romantique délire, qui trahit ses morts et qui renverse la maison de famille : c’était le fils pieux de la Cité, le rejeton accompli en qui s’incarnait toute une race. Aussi la race et la cité se reconnaissaient en lui. Lorsqu’il montait la voie triomphale sur son quadrige attelé de chevaux blancs, suivi des dépouilles et des chefs vaincus, il pouvait crier à la foule qui battait des mains et qui agitait des palmes : « Applaudissez-moi, enivrez-moi de vos clameurs, écrasez-moi sous vos couronnes ! Je suis votre chair et votre sang ! Mon bras et ma pensée n’ont travaillé que pour vous !... O jeunes gens, je donne l’essor à vos désirs, aux convoitises ardentes de vos vingt ans ! O vieillards, ô pères, je suis l’exécuteur de vos volontés, le libérateur du rêve qui, depuis les plus obscures origines, cheminait sourdement dans les veines des aïeux !... »

Triompher ! Vivre de la vie des dieux !... Être des dieux, ne fût-ce que l’espace d’un seul jour ! Quel stimulant cette ambition devait fournir aux énergies juvéniles ! On conçoit que toute une existence se tendît vers ces minutes d’apothéose, pour peu qu’on se figure ce qu’était un triomphe dans l’ancienne Rome. Je songe à tous ceux qu’elles a vus ; — je songe à celui de Scipion -Émilien, au lendemain de la chute de Carthage, à ce défilé interminable des captifs et du butin, à ces théories de chars portant des statues, des vases précieux, des lingots d’or et d’argent !... Une ville allait engloutir d’un coup toute la richesse d’une autre,