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d’autres effets ; mais, comme les Anglais se montraient assez généreux dans la distribution des couvertures, j’eus l’idée d’en tailler une et de m’en faire un pantalon. Je jeûnai tout un jour pour vendre mon biscuit et acheter du fil, et puis je me mis à l’œuvre ; mais mon pantalon ne prenait aucune tournure, et déjà la moitié de mon fil était gaspillé. Je fût pris de désespoir et me mis à pleurer. Un homme compatissant, comme il s’en trouve heureusement partout, eut pitié de ma détresse ; il se mit à la besogne et bientôt mon pantalon fut acheté. J’ai rencontré dans le cours de ma vie bien des cœurs généreux dont le souvenir m’est présent et cher ; ils sont fréquens sur les navires, et le métier de la mer fait fleurir bien des qualités qui ne se développent pas dans l’atmosphère des villes, mais j’ai conservé un affreux souvenir de ces équipages des premiers temps de la Révolution, et la promiscuité dans laquelle j’ai vécu avec eux m’a rendu bien sceptique à l’égard des qualités que leur attribuent certains historiens. Quant aux véritables marins, je n’ai jamais craint. Dieu merci, leur contact, et je suis fier d’avoir commencé comme eux.

Les Anglais partageaient mes sentimens à l’égard de mes. compagnons de captivité. Ceux-ci, un jour de fête nationale, se mirent à danser sur le pont en chantant des hymnes plus ou moins patriotiques ; nos gardiens crurent ou feignirent de croire à une révolte ; ils tombèrent sur nous à coups de crosses de fusil, frappant à tort et à travers, et je reçus en pleine figure un coup de crosse qui me renversa. Mon nez en a beaucoup souffert, et une de mes dents de devant est toujours restée noire depuis. Ce n’est pas la seule dent que j’aie contre les Anglais.


III
Retour en France. — Embarquement sur le Nestor. — Expédition d’Irlande. — Je suis rendu à ma famille. — Ma première communion. — Je suis rappelé au service.

Je restai près d’un an sur les pontons d’Angleterre, puis sans que j’en aie su le motif, et sans doute pour se débarrasser de prisonniers qui paraissaient peu redoutables, on nous embarqua un certain nombre de mousses sur un sloop de pêche, qui nous mit à terre non loin de Cherbourg. J’étais sans argent, sans chaussures, n’ayant d’autres vêtemens que ceux que je portais