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Un piano mécanique jouait la fameuse phrase du Trovatore, l’adieu de Manrique à Léonore après le Miserere. Alors, malgré l’instrument grossier, malgré l’imprévu, presque l’impertinence de la rencontre, ce fut un instant de beauté rare et de vérité profonde. Il nous sembla que jamais l’admirable plainte ne s’était accordée avec une plus simple, plus rude et plus sincère douleur.

Un autre jour, nous suivions le chemin qui monte à Sainte-Sabine entre les murs des vergers. Les bras chargés de fleurs, des jardiniers de l’Aventin nous croisaient en chantant. Au-dessous de nous, sur le quai du Tibre, une procession passait. On distinguait les robes rouges des enfans et le dais de soie blanche et d’or qui se balançait au soleil. Un régiment rencontra le cortège. Il jouait la marche d’Aïda. Cette fois encore, au lieu d’une dissonance, une harmonie se créa. Par son éclat pareil à celui des couleurs, par sa joie égale à la joie du matin d’été, cette musique brillante, et qui jamais n’eut rien d’égyptien, nous parut tout avoir de l’Italie sa mère, et pour un moment, parmi tant de signes visibles, elle fut le signe et l’âme sonore de sa patrie.

Plus haut, sur le sommet de l’Aventin, des conformités plus nobles et plus profondes se découvrent. L’abbaye de Saint-Anselme est à Rome l’asile et l’école par excellence du chant grégorien. Saint-Anselme est quelque chose à la fois de très simple et de très grand ; quelque chose que Solesmes, hélas ! et tant d’autres monastères bénédictins ne peuvent plus être en notre pays : un des lieux du monde, honorés partout et chez nous seuls maudits, où la prière de l’homme a le plus de beauté.

Qu’ils viennent ici comprendre et ressentir cette beauté, ceux qui s’obstinent à la méconnaître. Plus que toute autre forme sonore, peut-être plus que la polyphonie palestrienne elle-même, dont l’origine ou le berceau fut ailleurs, la mélodie grégorienne éveille dans l’atmosphère de Rome des harmoniques sans nombre. Au dedans, au dehors, Saint-Anselme les rassemble toutes. Dans l’église, imitée des basiliques primitives, les colonnes de marbre lisse et gris comme l’argent, le plafond à solives, les lignes droites et les surfaces planes, tout appelle en quelque sorte le plain-chant et lui répond. Sortons maintenant : le ciel est pur, une lumière égale baigne les choses, et devant nous, jusqu’aux montagnes albaines, les formes de la nature s’étendent, nobles, simples comme celles de l’édifice et comme celles des chants. Ces chants enfin, qui se taisent à peine, dont l’écho résonne encore à nos oreilles, ils étaient mélodie, rien que mélodie.