Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Troisième question : les « pacifistes » ont-ils quelquefois regardé du côté de Trieste ou du Trentin ? et que croient-ils que des raisonnemens ou des déclamations sentimentales puissent obtenir de l’Autriche ou de l’Italie sur ce sujet ? Ils le sauraient, s’ils avaient pris la peine de lire quelques journaux italiens, à l’occasion de ce voyage de Rome qu’on avait prêté au vieil empereur d’Autriche l’intention de faire. Une grande nation, de 32 ou 33 millions d’êtres humains, considère qu’elle n’a point achevé de remplir son unité tant qu’un territoire, où ce sont sa langue et ses mœurs qui règnent, n’est pas compris dans les limites de ses frontières politiques. Le baron d’Estournelles se fait-il fort de la guérir de ce « préjugé ? » Je n’ai pas ouï dire qu’il eût rien tenté dans ce sens, ni que, de son côté, le vénérable M. Frédéric Passy ait entrepris de persuader à l’Autriche que sa « situation morale » s’accroîtrait de tout ce qu’elle ferait de concessions territoriales à l’Italie. En fait de conflits, c’en est un cependant que nos pacifistes devraient essayer d’écarter, et même, à ce sujet, la difficulté de réussir ne devrait qu’exciter davantage leur émulation. Autant que les Français, les Italiens refuseraient d’accepter le statu quo de l’Europe contemporaine comme la base future, inébranlable et intangible, du droit européen. S’ils sont prêts à souscrire à la paix universelle, c’est sous cette condition que, préalablement à la proclamation de cette paix, des arrangemens quelconques, diplomatiques ou militaires, leur aient donné satisfaction sur un point qu’à tort ou à raison, mais « historiquement, » ils considèrent comme l’achèvement de leur unité nationale, et la garantie de leur avenir. On ne saurait oublier cela quand on se répand à travers le monde en apôtres de la paix universelle. Il y a des conditions de fait qui dominent toutes les considérations de principes. La sentimentalité n’est pas un guide plus sûr en politique qu’en morale. On ne triomphera pas plus de l’ « irrédentisme » que de la superstition que les Anglais attachent à la possession de l’empire de la mer. On ne fera pas qu’être Anglais ou être Italien ce ne soit précisément tenir, comme à sa raison d’être, aux « préjugés » qui excitent, selon les tempéramens, l’indignation ou la pitié de nos pacifistes. Et si jamais on pouvait espérer d’aboutir à ce résultat, ce ne serait qu’au prix, d’abord, de l’anéantissement de tout ce que les hommes ont nommé jusqu’ici du nom de patrie, et, ensuite, au prix ou par le moyen de guerres dont la férocité