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avait donné sa démission. Quand je le rencontrai à Brest, il se préparait à retourner à Ténériffe, où il avait connu dans une relâche une jeune fille fort belle, Mlle de Bodet, dont il espérait obtenir la main. Il l’épousa en effet quelque temps après. Je crois que ce sentiment romanesque fut pour beaucoup dans la décision que prit alors mon frère, d’abandonner une carrière qu’il aimait passionnément, et où il jouissait d’une réputation bien méritée. Il était d’ailleurs plus apte aux voyages de découvertes et aux entreprises aventureuses qu’au service régulier des escadres, dont son caractère altier acceptait difficilement la monotonie. Il n’abandonna du reste pas la navigation : il acheta un petit navire où il n’eut d’ordres à recevoir de personne, et, par le fait des circonstances, il parvint au grade de capitaine de vaisseau tout aussi vite que s’il n’eût pas quitté le service.

Les quelques heures que nous passâmes alors ensemble furent pour moi bien douces, ce sont les dernières qui m’aient apporté un reflet de la vie de famille. Il fallut pourtant repartir. J’embarquai, sur le vaisseau l’Intrépide commandé par M. de Péronne, dont le souvenir me sera toujours cher. C’était un officier distingué et brave, qui me témoigna une affection presque paternelle, et me donna l’idée de ce que devait être une marine composée de pareils élémens.

L’Intrépide fut désigné pour prendre part à l’expédition dirigée sur Saint-Domingue, et commandée par le général Leclerc, beau-frère du premier Consul. Je me réjouis alors d’aller occuper, en guerroyant contre les noirs révoltés, les loisirs que nous laissaient les Anglais ; mais cette entreprise ne devait nous rapporter ni gloire ni profit, et je dus m’estimer heureux de n’y avoir pas laissé mes os. En arrivant à Saint-Domingue, je reçus le commandement d’une embarcation armée en guerre, avec laquelle je devais garder le gué de la rivière de Galliffet, point que les nègres révoltés essayaient sans cesse de passer pour attaquer la ville du Cap. Je restai plus d’un mois à ce poste, grillé par le soleil pendant le jour, et passant les nuits en éveil pour éviter les surprises et repousser les attaques. C’étaient des combats sanglans et sinistres, où je perdis beaucoup d’hommes, et où la plus grande difficulté était de distinguer les noirs restés fidèles de ceux qui étaient devenus nos ennemis, et dont la perfidie et la cruauté ne connaissaient pas de limite. L’armée du général Leclerc fut anéantie par les combats et la fièvre jaune, dont lui-même