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Je profitai de mes loisirs pour examiner de près leur organisation. L’audace avec laquelle l’amiral Nelson nous avait attaqués, et qui lui avait si complètement réussi, provenait du mépris complet qu’il professait non sans raison pour les effets de notre artillerie. Nous avions alors pour principe de tirer dans la mâture, et pour y produire une avarie plus ou moins sensible, nous perdions une masse de projectiles qui, placés dans la coque du navire ennemi, eussent jeté par terre une partie de son équipage. Aussi nos pertes étaient-elles toujours incomparablement supérieures à celles des Anglais, qui tiraient horizontalement et nous atteignaient en plein bois, faisant voler des éclats bien plus meurtriers que le projectile lui-même. Nous nous servions encore de boutefeux qui faisaient partir le coup avec une lenteur désespérante, de sorte que si le navire roulait beaucoup, ce qui s’était produit le 21 octobre, des bordées entières passaient au-dessus des mâtures sans y causer la moindre avarie. Les Anglais avaient des platines à silex assez grossières, mais bien supérieures à nos boutefeux. Sans posséder de hausses, ils se servaient de fronteaux de mire qui leur donnaient un tir horizontal, grâce auquel, s’ils n’atteignaient pas le but de plein fouet, ils obtenaient du moins un tir à ricochet très efficace. C’est à peine si à la fin de ces guerres quelques-uns de nos capitaines se sont affranchis de ce principe absurde de tirer à démâter, legs des solennels combats de la guerre d’Amérique, qui était encore préconisé en 1833 au vaisseau-école, quand mon fils aîné s’y trouvait.

Au bout de quelques jours, l’Orion rentra à Gibraltar. Le Royal Sovereign sur lequel l’amiral Collingwood avait si vaillamment mené à Trafalgar une des colonnes à l’attaque, était fort maltraité. On le renvoyait en Angleterre ; j’y fus transbordé avec d’autres prisonniers, et je partis désespéré d’avoir perdu la trace de l’amiral Northesk, quoique toujours confiant dans l’exécution de sa promesse. cette confiance m’a soutenu pendant les cinq ans et demi qu’a duré cette nouvelle captivité. Je me croyais toujours à la veille d’être mis en liberté, et j’ai moins souffert de me voir ainsi à la fleur de l’âge condamné à une désolante oisiveté, quand ma carrière s’annonçait sous de si heureux auspices. J’aurais dû connaître la bonne foi britannique et savoir le