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un temps où le blocus continental avait fait sensiblement monter le prix de toutes les denrées. Mes frères eurent la bonté de m’envoyer de temps à autre un peu d’argent, mais ils n’étaient pas riches, et je souffrais de leur être à charge. Je profitai de mes loisirs pour refaire et compléter mon instruction ; quelques camarades plus lettrés me donnaient des leçons de littérature et d’histoire ; je m’acquittais en leur enseignant l’escrime, pour laquelle j’avais une grande aptitude, et que j’ai toujours beaucoup pratiquée.

La population de Tiverton nous faisait d’ailleurs bon accueil ; quelques habitans poussèrent même la prévenance jusqu’à me proposer de faciliter mon évasion, et parmi eux une jeune et jolie miss, qui ne mettait à son offre qu’une condition, c’est que je l’emmènerais dans ma fuite, et que je l’épouserais en arrivant sur le continent. Je n’eus pas grand’peine à résister à ces tentations, mais il m’en coûta davantage de m’arracher aux obsessions de quelques-uns de mes camarades, qui, n’ayant pas les mêmes idées que moi sur-la religion du serment, voulaient absolument me décider à fuir avec eux. Plusieurs réussirent dans leur évasion ; je m’abstiens de les juger, mais j’ai souvent été surpris par la suite de la rancune qu’ils m’ont gardée pour n’avoir pas voulu agir comme eux.

Pendant que je me morfondais à Tiverton, mon frère Pierre continuait à courir les mers. Après avoir donné sa démission de la marine impériale, il avait armé une goélette avec laquelle il faisait la guerre au commerce anglais. Il croisa d’abord sur les côtes du Mozambique et se rendit ensuite à la Plata. Il se trouvait au mois de juin 1806 à Buenos-Ayres, quand les Anglais se présentèrent pour attaquer cette colonie.

Une expédition anglaise avait été dirigée quelques mois auparavant contre les possessions hollandaises du Cap de Bonne-Espérance, et y avait obtenu un succès complet, par suite de la lâcheté du général Janssen, gouverneur du Cap. Elle revenait chargée de butin dans la mère patrie, quand elle rencontra un navire américain qui venait de la Plata, et apprit par hasard que les habitans de cette colonie, mécontens de leur gouvernement, accueilleraient avec joie ceux qui les aideraient à en secouer le joug. Il n’en fallut pas davantage pour décider sir Home Hopham, le commandant de la division anglaise, à mettre le cap sur Buenos-Ayres, qu’il attaqua le 25 juin et dont il se rendit maître