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Mais, d’une manière générale, dans ce récit de voyage et dans tous les autres, Stevenson évite de parler de soi. Il veut ne nous apparaître que comme un témoin, et que nous l’oubliions pour nous intéresser, avec lui, aux hommes et aux choses qu’il a pris la peine d’observer à notre intention. Et tandis que, dans la seconde partie de son Émigrant Amateur, hommes et choses tiennent une place à peu près égale, c’est surtout de portraits qu’est faite la partie qu’on vient de publier. L’auteur, évidemment, y a moins pour objet de nous raconter une traversée que de nous décrire, tel qu’il a eu l’occasion de le connaître, un coin du monde misérable des émigrans anglais : donnant ainsi à son étude une portée sociale que je ne saurais mieux comparer, toutes proportions gardées, qu’à celle des Souvenirs de la Maison des Morts de Dostoïevsky. Au reste, la ressemblance des deux ouvrages ne s’arrête pas là. De même que le grand romancier russe, l’Écossais s’abstient soigneusement de toute argumentation, de toute théorie directement exprimée : tous deux ne procèdent que par une série de petits tableaux, mais dont chacun comporte une signification typique qui se découvre aussitôt à nous. De même que Dostoïevsky, Stevenson n’admet pas que le bonheur des hommes dépende sérieusement des lois qui les régissent, des endroits qu’ils habitent, ni des conditions de leur vie ; tout cela n’a, suivant lui, qu’une importance très secondaire, et l’unique réforme efficace serait celle qui réussirait à modifier le dedans de l’homme, en le délivrant de ses vices et de ses faiblesses.

Je causais un jour avec un bon et heureux Écossais, tournant un peu à l’obésité et à la transpiration perpétuelle, mais qui avait dans l’âme un goût singulier de poésie accompagné d’un sens comique très original. Je lui avais demandé quels avantages il espérait de son émigration. Ses espérances, comme celles de la plupart de ses compagnons, étaient à la fois vagues et chimériques. Les affaires allaient mal, au pays ; elles passaient pour aller mieux en Amérique ; et d’ailleurs, ajoutait-il, « un homme peut se tirer d’embarras partout. » Je songeai que là était précisément le point faible de sa position : car, s’il comptait se tirer d’embarras en Amérique, pourquoi n’avait-il pas réussi à se tirer d’embarras en Écosse ? Mais je n’eus point le Courage d’user de cet argument ; et, au lieu de cela, je me mis cordialement d’accord avec lui, en ajoutant, avec une originalité intrépide : « L’essentiel est qu’on s’attache à son travail, et qu’on se garde de la boisson. »

— Ah ! dit-il lentement, la boisson ! C’est que, voyez-vous ? c’est justement mon malheur !

Il dit ces mots avec une simplicité la plus touchante du monde ; et il me regardait avec quelque chose d’étrange dans ses yeux, à demi confus, à demi ennuyé, comme un gentil enfant qui sait qu’il sera battu. Pareil au